Texte présentation et questions : P. Arnaud Toury Direction : Romain Lizé Direction éditoriale : David Gabillet Édition : Gabrielle Charaudeau Création graphique : Diane Danis Composition : Patrick Leleux PAO Assistante d’édition : Lou Trullard Relecture et corrections : Aude Pillet et Pascaline Bourget Fabrication : Thierry Dubus et Morgane Lajeunesse © Libreria Editrice Vaticana pour les textes du pape Benoît XVI. © AELF Paris, 2016, pour les textes liturgiques et bibliques. © Magnificat SAS, 2025, pour l’ensemble de l’ouvrage. Tous droits réservés pour tous pays.
Benoît XVI Magnificat Édition avec pistes de réflexion proposées par le père Arnaud Toury, pour les 20 ans de l’encyclique Deus caritas est Dieu est Amour
4 Avant-propos Dans sa lettre encyclique* Dieu est amour – Deus caritas est (parue en décembre 2005), le pape Benoît XVI a voulu nous livrer le cœur de sa foi, le cœur de la foi chrétienne. Théologien de grande envergure, il présente sa pensée de façon très claire, pour permettre à tous, « dans un monde où l’on associe parfois la vengeance au nom de Dieu», de redécouvrir le véritable visage de Dieu, tel qu’il s’est révélé dans le Christ. Il nous invite chacune et chacun : «L’amour est possible, et nous sommes en mesure de le mettre en pratique parce que nous sommes créés à l’image de Dieu. Par la présente encyclique*, voici à quoi je voudrais vous inviter : vivre l’amour et de cette manière faire entrer la lumière de Dieu dans le monde» (n° 39). Ce livre vous donne de parcourir l’ensemble du texte de l’encyclique* du pape Benoît XVI, en suivant son découpage en deux parties: • Première partie : L’unité de l’amour dans la Création et dans l’histoire du salut. Cette première partie définit l’amour du point de vue théologique et spirituel, en s’appuyant sur les questionnements philosophiques et sur la révélation biblique. Le pape y montre comment l’amour de Dieu et l’amour du prochain sont indissociables dans le Christ et dans la vie chrétienne (n° 2 à 18). • Deuxième partie : L’exercice de l’amour de la part de l’Église en tant que «communauté d’amour». Cette deuxième partie relit l’expérience historique de l’Église pour y dégager les lignes de force d’un amour missionnaire. Le pape y développe les principes de l’action
5 caritative chrétienne et y fait retentir l’appel à aimer ensemble (n° 19 à 39). + À la fin de chaque section, vous trouverez une série de questions, portant sur l’extrait et sur votre vie, afin de vous aider à approfondir le texte, ainsi qu’une invitation à la prière pour conclure le temps de réflexion. Il s’agit, seul ou en groupe, de se laisser interroger par la pensée du pape et de l’Église, afin de mieux l’assimiler. Pour compléter ce livre, vous trouverez un glossaire, des notices sur les auteurs et personnages cités, ainsi qu’une table des livres bibliques utilisés dans les chapitres de l’encyclique*. Nous espérons qu’il pourra constituer un beau cadeau à offrir à des recommençants, à des adultes nouvellement baptisés ou à des chrétiens de longue date. Il sera certainement un bel outil d’approfondissement de l’amour divin et ecclésial pour tous ceux qui désirent suivre le Christ. Il donnera aussi à toute personne de découvrir la bonne nouvelle de l’amour de Dieu transmise par l’Église. Père Arnaud Toury * Les mots suivis d’un astérisque renvoient au glossaire.
6 Guide d’utilisation de ce livre + Question préliminaire Avant de commencer ce parcours, il peut être intéressant pour chacun d’exprimer clairement ses attentes par rapport à ce temps d’étude et de partage autour du texte du pape, et peut-être de les noter afin d’y revenir régulièrement. Seul Certains thèmes abordés dans ce texte sont très personnels. Chacun a son histoire propre. Tel sujet sera peutêtre délicat, ou dérangeant, et nécessitera de pouvoir en parler ailleurs que dans un groupe. Il peut être bon, dans certains cas, de rencontrer une personne à l’écoute pour de l’aide ou un accompagnement. En groupe L’étude de ce texte en groupe peut être une source d’échange et de soutien. Cependant, certains points soulevés par le pape appartiennent exclusivement à l’intimité personnelle. C’est pourquoi, dans une réflexion en équipe, il faudra réserver un temps individuel au début de la discussion et à la fin (pour que les prières, par exemple, puissent s’exprimer en toute confiance). Une autre manière d’aborder l’analyse collective pourrait être de se retrouver en groupe une fois par mois, en laissant le soin à chaque personne de réfléchir entre-temps. Cela permettrait de ne pas approfondir ce texte de manière totalement isolée, tout en respectant le rythme propre à chacun. Chacun pourra également discerner
7 ce qu’il veut partager avec l’équipe du fruit de ses réflexions. Prier Dans toutes ces étapes, la force de la prière sera évidemment d’un grand secours. Pour commencer chaque temps de partage, on pourra dire une prière simple, par exemple : Seigneur, tu nous aimes tellement que tu nous as donné un cœur capable d’aimer : conduis notre amour à devenir toujours plus semblable au tien. Répands ton Esprit Saint dans notre cœur et sur nos lèvres pour que ce temps de partage nous ouvre à ta grâce et nous donne de porter du fruit qui demeure. Amen.
8 Et nous, nous avons reconnu l’amour que Dieu a pour nous, et nous y avons cru. Dieu est amour : qui demeure dans l’amour demeure en Dieu, et Dieu demeure en lui. 1 Jn 4, 16
9 Introduction
10 ❦ 1 « Dieu est amour : celui qui demeure dans l’amour demeure en Dieu, et Dieu en lui » (1 Jn 4, 16). Ces paroles de la première lettre de saint Jean expriment avec une particulière clarté ce qui fait le centre de la foi chrétienne : l’image chrétienne de Dieu, ainsi que l’image de l’homme et de son chemin, qui en découle. De plus, dans ce même verset, Jean nous offre pour ainsi dire une formule synthétique de l’existence chrétienne : « Nous avons reconnu et nous avons cru que l’amour de Dieu est parmi nous. » Nous avons cru à l’amour de Dieu : c’est ainsi que le chrétien peut exprimer le choix fondamental de sa vie. À l’origine du fait d’être chrétien, il n’y a pas une décision éthique ou une grande idée, mais la rencontre avec un événement, avec une Personne, qui donne à la vie un nouvel horizon et par là son orientation décisive. Dans son évangile, Jean avait exprimé cet événement par ces mots : « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique : ainsi tout homme qui croit en lui [...] obtiendra la vie éternelle » (Jn 3, 16). En reconnaissant le caractère central de l’amour, la foi chrétienne a accueilli ce qui était le noyau de la foi d’Israël et, en même temps, elle a donné à ce noyau une profondeur et une ampleur nouvelles. En effet, l’Israélite croyant prie chaque jour avec les mots du livre du Deutéronome, dans lesquels il sait qu’est contenu le centre de son existence : « Écoute, Israël : le Seigneur notre Dieu est l’Unique. Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force » (Dt 6, 4-5). Jésus a réuni,
11 en en faisant un unique précepte, le commandement de l’amour de Dieu et le commandement de l’amour du prochain, contenus dans le livre du Lévitique : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Lv 19, 18 ; cf. Mc 12, 29-31). Comme Dieu nous a aimés le premier (cf. 1 Jn 4, 10), l’amour n’est plus seulement un commandement, mais il est la réponse au don de l’amour par lequel Dieu vient à notre rencontre. Dans un monde où l’on associe parfois la vengeance au nom de Dieu, ou même le devoir de la haine et de la violence, c’est un message qui a une grande actualité et une signification très concrète. C’est pourquoi, dans ma première encyclique*, je désire parler de l’amour dont Dieu nous comble et que nous devons communiquer aux autres. Par là sont ainsi indiquées les deux grandes parties de cette lettre, profondément reliées entre elles. La première aura un caractère plus spéculatif, étant donné que je voudrais y préciser – au début de mon pontificat – certains éléments essentiels sur l’amour que Dieu, de manière mystérieuse et gratuite, offre à l’homme, de même que le lien intrinsèque de cet Amour avec la réalité de l’amour humain. La seconde partie aura un caractère plus concret, puisqu’elle traitera de la pratique ecclésiale du commandement de l’amour pour le prochain. La question est très vaste, un long développement dépasserait néanmoins le but de cette encyclique*. Je désire insister sur certains éléments fondamentaux, de manière à susciter dans le monde un dynamisme renouvelé pour l’engagement dans la réponse humaine à l’amour divin. INTRODUCTION
12 Réfléchir + Sur le texte • Pour le pape, en quoi l’amour est-il le centre de la foi chrétienne ? • Quelle est la nouveauté chrétienne par rapport au commandement de l’amour? • En quoi le thème de cette encyclique* est-il toujours actuel ? Sur ma vie • Quelle est l’image de Dieu que je me représente ? L’amour est-il son trait premier ? • Dans mon chemin de chrétien, comment ai-je fait la rencontre de ce Dieu personnel ? • Comment l’amour est-il, dans ma vie, une réponse au don de l’amour de Dieu? Pour aller plus loin Au début de cette lecture, quelle demande ai-je envie d’adresser au Seigneur ? - Seul ou en groupe, j’exprime un merci, un pardon à demander ou à donner, un s’il te plaît. Dieu d’amour, tu t’es fait connaître en nous aimant le premier. Apprends-nous à aimer comme toi, et à t’aimer de tout cœur.
13 Première partie L’UNITÉ DE L’AMOUR DANS LA CRÉATION ET DANS L’HISTOIRE DU SALUT
14 Un problème de langage ❦ 2 L’amour de Dieu pour nous est une question fondamentale pour la vie et pose des interrogations décisives sur qui est Dieu et sur qui nous sommes. À ce sujet, nous rencontrons avant tout un problème de langage. Le terme « amour » est devenu aujourd’hui un des mots les plus utilisés et aussi un des plus galvaudés, un mot auquel nous donnons des acceptions totalement différentes. Même si le thème de cette encyclique* se concentre sur le problème de la compréhension et de la pratique de l’amour dans la Sainte Écriture* et dans la Tradition* de l’Église, nous ne pouvons pas simplement faire abstraction du sens que possède ce mot dans les différentes cultures et dans le langage actuel. Rappelons en premier lieu le vaste champ sémantique du mot « amour » : on parle d’amour de la patrie, d’amour pour son métier, d’amour entre amis, d’amour du travail, d’amour entre parents et enfants, entre frères et entre proches, d’amour pour le prochain et d’amour pour Dieu. Cependant, dans toute cette diversité de sens, l’amour entre homme et femme, dans lequel le corps et l’âme concourent inséparablement et dans lequel s’épanouit pour l’être humain une promesse de bonheur qui semble irrésistible, apparaît comme l’archétype de l’amour par excellence, devant lequel s’estompent, à première vue, toutes les autres formes d’amour. Surgit alors une question : toutes ces formes
15 PARTIE I d’amour s’unifient-elles finalement et, malgré toute la diversité de ses manifestations, l’amour est-il en fin de compte unique, ou bien, au contraire, utilisons-nous simplement un même mot pour indiquer des réalités complètement différentes ? Agapè Tout au long de son encyclique*, le pape Benoît XVI fait référence au concept d’agapè. En grec ancien, ce terme désigne l’amour inconditionnel et désintéressé, l’amour qui rend service et prend soin de l’autre. On le trouve 117 fois dans le Nouveau Testament. Cet amour dépasse les sentiments personnels et cherche le bien de l’autre sans rien attendre en retour. C’est de cet amour-là que Dieu aime l’humanité, et c’est de ce même amour que les disciples du Christ sont appelés à s’aimer les uns les autres. On le traduit communément par le mot « charité* », qui est de la même famille que le verbe « chérir ». L’agapè est un amour qui fait de l’autre un être cher.
16 Réfléchir + Sur le texte • À quelles difficultés se heurte le pape en commençant sa réflexion? • Quels rapports y a-t-il entre les différentes formes d’amour (hiérarchie, opposition, unité, etc.) ? • En quoi l’amour entre homme et femme est-il l’amour par excellence ? Sur ma vie • Quelles sont les différentes formes d’amour que je peux repérer dans mon histoire? • Quelle forme d’amour me semble prédominante dans ma vie actuelle ? • Ai-je l’impression d’être unifié dans l’amour ou, au contraire, écartelé ? Pour aller plus loin En regardant la place de l’amour dans ma vie, quelle action de grâce et quelles demandes ai-je envie d’adresser au Seigneur ? - Seul ou en groupe, j’exprime un merci, un pardon à demander ou à donner, un s’il te plaît. Seigneur, tu nous as donné un cœur capable d’aimer. Donne-nous, en aimant, d’être de plus en plus unifiés.
17 PARTIE I « Eros » et « agapè » Différence et unité ❦ 3 À l’amour entre homme et femme, qui ne naît pas de la pensée ou de la volonté mais qui, pour ainsi dire, s’impose à l’être humain, la Grèce antique avait donné le nom d’eros. Disons déjà par avance que l’Ancien Testament grec utilise deux fois seulement le mot eros, tandis que le Nouveau Testament ne l’utilise jamais : des trois mots grecs relatifs à l’amour – eros, philia (amour d’amitié) et agapè – les écrits néotestamentaires privilégient le dernier, qui dans la langue grecque était plutôt marginal. En ce qui concerne l’amour d’amitié (philia), il est repris et approfondi dans l’évangile de Jean pour exprimer le rapport entre Jésus et ses disciples. La mise de côté du mot eros, ainsi que la nouvelle vision de l’amour qui s’exprime à travers le mot agapè, dénotent sans aucun doute quelque chose d’essentiel dans la nouveauté du christianisme concernant précisément la compréhension de l’amour. Dans la critique du christianisme, qui s’est développée avec une radicalité grandissante à partir de la philosophie des Lumières*, cette nouveauté a été considérée d’une manière absolument négative. Selon Friedrich Nietzsche, le christianisme aurait donné du venin à boire à l’eros qui, si en vérité il n’en est pas mort, en serait venu à dégénérer en vice1. Le philosophe allemand exprimait de la sorte une perception très
18 répandue : l’Église, avec ses commandements et ses interdits, ne nous rend-elle pas amère la plus belle chose de la vie ? N’élève-t-elle pas des panneaux d’interdiction justement là où la joie prévue pour nous par le Créateur nous offre un bonheur qui nous fait goûter par avance quelque chose du Divin ? 4 En est-il vraiment ainsi ? Le christianisme a-t-il véritablement détruit l’eros ? Regardons le monde préchrétien. Comme de manière analogue dans d’autres cultures, les Grecs ont vu dans l’eros avant tout l’ivresse, le dépassement de la raison provenant d’une « folie divine » qui arrache l’homme à la finitude de son existence et qui, dans cet être bouleversé par une puissance divine, lui permet de faire l’expérience de la plus haute béatitude. Tous les autres pouvoirs entre le ciel et la terre apparaissent de ce fait d’une importance secondaire : « Omnia vincit amor », affirme Virgile dans Les Bucoliques – l’amour vainc toutes choses – et il ajoute : « Et nos cedamus amori » – et cédons, nous aussi, à l’amour2. Dans les religions, cette attitude s’est traduite sous la forme de cultes de la fertilité, auxquels appartient la prostitution « sacrée », qui fleurissait dans beaucoup de temples. L’eros était donc célébré comme force divine, comme communion avec le Divin. L’Ancien Testament s’est opposé avec la plus grande rigueur à cette forme de religion, qui est comme une tentation très puissante face à la foi au Dieu unique, la combattant comme perversion de la religiosité. En cela cependant, il n’a en rien refusé l’eros comme tel, mais il a déclaré la guerre à sa déformation destructrice, puisque la fausse divinisation de l’eros, qui se produit ici, le prive
19 PARTIE I de sa dignité, le déshumanise. En fait, dans le temple, les prostituées, qui doivent donner l’ivresse du Divin, ne sont pas traitées comme êtres humains ni comme personnes, mais elles sont seulement des instruments pour susciter la « folie divine » : en réalité, ce ne sont pas des déesses, mais des personnes humaines dont on abuse. C’est pourquoi l’eros ivre et indiscipliné n’est pas montée, « extase » vers le Divin, mais chute, dégradation de l’homme. Il devient ainsi évident que l’eros a besoin de discipline, de purification, pour donner à l’homme non pas le plaisir d’un instant, mais un certain avant-goût du sommet de l’existence, de la béatitude vers laquelle tend tout notre être.
20 Réfléchir + Sur le texte • Quelle définition le pape donne-t-il de l’eros ? • Comment explique-t-il la marginalisation de ce terme dans la Bible? • Quel est le risque encouru par l’amour eros ? Sur ma vie • Quelle est la place de l’amour eros dans ma vie? • Suis-je d’accord avec la critique du christianisme qui affirme qu’il aurait détruit l’eros ? Et pourquoi ? • En quoi ai-je déjà fait l’expérience, dans l’amour, de l’extase ? Et de la chute ? Pour aller plus loin Quels mercis, quels pardons ai-je envie d’exprimer au Seigneur ? - Seul ou en groupe, j’exprime un merci, un pardon à demander ou à donner, un s’il te plaît. Dieu créateur, tu appelles tes enfants à connaître ta bonté en faisant l’expérience d’être aimés et d’aimer. Dirige nos cœurs vers toi, par une joie toujours plus sensible et pure.
21 PARTIE I ❦ 5 De ce regard rapide porté sur la conception de l’eros dans l’histoire et dans le temps présent, deux aspects apparaissent clairement, et avant tout qu’il existe une certaine relation entre l’amour et le Divin : l’amour promet l’infini, l’éternité – une réalité plus grande et totalement autre que le quotidien de notre existence. Mais il est apparu en même temps que le chemin vers un tel but ne consiste pas simplement à se laisser dominer par l’instinct. Des purifications et des maturations sont nécessaires ; elles passent aussi par la voie du renoncement. Ce n’est pas le refus de l’eros, ce n’est pas son « empoisonnement », mais sa guérison en vue de sa vraie grandeur. Cela dépend avant tout de la constitution de l’être humain, à la fois corps et âme. L’homme devient vraiment lui-même, quand le corps et l’âme se trouvent dans une profonde unité ; le défi de l’eros est vraiment surmonté lorsque cette unification est réussie. Si l’homme aspire à être seulement esprit et qu’il veut refuser la chair comme étant un héritage simplement animal, alors l’esprit et le corps perdent leur dignité. Et si, d’autre part, il renie l’esprit et considère donc la matière, le corps, comme la réalité exclusive, il perd également sa grandeur. L’épicurien Gassendi s’adressait en plaisantant à Descartes par le salut : « Ô Âme ! ». Et Descartes répliquait en disant : « Ô Chair !3 ». Mais ce n’est pas seulement l’esprit ou le corps qui aime : c’est l’homme, la personne, qui aime comme créature unifiée, dont font partie le corps et l’âme. C’est seulement lorsque les deux
22 se fondent véritablement en une unité que l’homme devient pleinement lui-même. C’est uniquement de cette façon que l’amour – l’eros – peut mûrir, jusqu’à parvenir à sa vraie grandeur. Il n’est pas rare aujourd’hui de reprocher au christianisme du passé d’avoir été l’adversaire de la corporéité ; de fait, il y a toujours eu des tendances en ce sens. Mais la façon d’exalter le corps, à laquelle nous assistons aujourd’hui, est trompeuse. L’eros rabaissé simplement au «sexe » devient une marchandise, une simple « chose » que l’on peut acheter et vendre ; plus encore, l’homme devient une marchandise. En réalité, cela n’est pas vraiment le grand oui de l’homme à son corps. Au contraire, l’homme considère maintenant le corps et la sexualité comme la part seulement matérielle de luimême, qu’il utilise et exploite de manière calculée. Une part, d’ailleurs, qu’il ne considère pas comme un espace de sa liberté, mais comme quelque chose que lui, à sa manière, tente de rendre à la fois plaisant et inoffensif. En réalité, nous nous trouvons devant une dégradation du corps humain, qui n’est plus intégré dans le tout de la liberté de notre existence, qui n’est plus l’expression vivante de la totalité de notre être, mais qui se trouve comme cantonné au domaine purement biologique. L’apparente exaltation du corps peut bien vite se transformer en haine envers la corporéité. À l’inverse, la foi chrétienne a toujours considéré l’homme comme un être un et duel, dans lequel esprit et matière s’interpénètrent l’un l’autre et font ainsi tous deux l’expérience d’une nouvelle noblesse. Oui, l’eros veut nous élever « en extase » vers le Divin, nous conduire au-delà de nous-mêmes,
23 PARTIE I mais c’est précisément pourquoi est requis un chemin de montée, de renoncements, de purifications et de guérisons. 6 Comment devons-nous nous représenter concrètement ce chemin de montée et de purification ? Comment doit être vécu l’amour, pour que se réalise pleinement sa promesse humaine et divine ? Nous pouvons trouver une première indication importante dans le Cantique des Cantiques*, un des livres de l’Ancien Testament bien connu des mystiques*. Selon l’interprétation qui prévaut aujourd’hui, les poèmes contenus dans ce livre sont à l’origine des chants d’amour, peut-être prévus pour une fête de noces juives où ils devaient exalter l’amour conjugal. Dans ce contexte, le fait que l’on trouve, dans ce livre, deux mots différents pour parler de l’« amour » est très instructif. Nous avons tout d’abord le mot « dodim », un pluriel qui exprime l’amour encore incertain, dans une situation de recherche indéterminée. Ce mot est ensuite remplacé par le mot « ahabà » qui, dans la traduction grecque de l’Ancien Testament, est rendu par le mot de même consonance « agapè », lequel, comme nous l’avons vu, devint l’expression caractéristique de la conception biblique de l’amour. En opposition à l’amour indéterminé et encore en recherche, ce terme exprime l’expérience de l’amour, qui devient alors une véritable découverte de l’autre, dépassant donc le caractère égoïste qui dominait clairement auparavant. L’amour devient maintenant soin de l’autre et pour l’autre. Il ne se cherche plus lui-même – l’immersion dans l’ivresse du bonheur – il cherche au contraire le
24 bien de l’être aimé : il devient renoncement, il est prêt au sacrifice, il le recherche même. Cela fait partie des développements de l’amour vers des degrés plus élevés, vers ses purifications profondes, de l’amour qui cherche maintenant son caractère définitif, et cela en un double sens : dans le sens d’un caractère exclusif – « cette personne seulement » – et dans le sens d’un « pour toujours ». L’amour comprend la totalité de l’existence dans toutes ses dimensions, y compris celle du temps. Il ne pourrait en être autrement, puisque sa promesse vise à faire du définitif : l’amour vise à l’éternité. Oui, l’amour est « extase », mais extase non pas dans le sens d’un moment d’ivresse, mais extase comme chemin, comme exode permanent allant du je enfermé sur lui-même vers sa libération dans le don de soi, et précisément ainsi vers la découverte de soi-même, plus encore vers la découverte de Dieu : « Qui cherchera à conserver sa vie la perdra. Et qui la perdra la sauvegardera » (Lc 17, 33), dit Jésus – une de ses affirmations qu’on retrouve dans les évangiles avec plusieurs variantes (cf. Mt 10, 39 ; 16, 25 ; Mc 8, 35 ; Lc 9, 24 ; Jn 12, 25). Jésus décrit ainsi son chemin personnel, qui le conduit par la croix jusqu’à la résurrection ; c’est le chemin du grain de blé tombé en terre qui meurt et qui porte ainsi beaucoup de fruit. Mais il décrit aussi par ces paroles l’essence de l’amour et de l’existence humaine en général, partant du centre de son sacrifice personnel et de l’amour qui parvient en lui à son accomplissement.
25 PARTIE I Sur mon lit, la nuit, j’ai cherché celui que mon âme désire ; je l’ai cherché ; je ne l’ai pas trouvé. Oui, je me lèverai, je tournerai dans la ville, par les rues et les places : je chercherai celui que mon âme désire ; je l’ai cherché ; je ne l’ai pas trouvé. Ils m’ont trouvée, les gardes, eux qui tournent dans la ville : « Celui que mon âme désire, l’auriez-vous vu ? » À peine les avais-je dépassés, j’ai trouvé celui que mon âme désire : je l’ai saisi et ne le lâcherai pas que je l’aie fait entrer dans la maison de ma mère, dans la chambre de celle qui m’a conçue. Ct 3, 1-4
26 Réfléchir + Sur le texte • Quelles sont les purifications et les maturations nécessaires à l’amour ? • Comment corps et âme contribuent-ils à l’amour? • Quelle définition le pape donne-t-il d’agapè ? • Quelle est l’importance du temps dans l’amour ? • Quel rapport y a-t-il entre l’amour et l’éternité ? Sur ma vie • Dans mon expérience de l’amour, qu’est-ce qui a été purifié ? Et comment ? • Dans quelles circonstances ai-je fait l’expérience de l’amour désintéressé ? • À quels renoncements suis-je appelé dans l’amour ? Pour aller plus loin Quelle purification ai-je envie de demander au Seigneur ? - Seul ou en groupe, j’exprime un merci, un pardon à demander ou à donner, un s’il te plaît. Seigneur Jésus, tu as vécu notre vie d’homme en toute chose, excepté le péché. Conduis-nous sur le chemin de l’amour. Unifie-nous, corps et âme, pour aimer à ta suite.
119 Auteurs et personnages cités Ambroise de Milan (340-397) : saint évêque de Milan, docteur de l’Église et l’un des quatre Pères de l’Église occidentale avec saint Augustin d’Hippone, saint Jérôme et saint Grégoire le Grand. Antoine le Grand (vers 251-356) : saint égyptien, fondateur du monachisme chrétien. Aristote (384-322 av. J.C.) : philosophe grec de l’Antiquité. Sa pensée a énormément influencé la théologie chrétienne, notamment par saint Thomas d’Aquin. Augustin d’Hippone (354-430) : saint évêque d’Hippone – actuellement Annaba, Algérie –, docteur de l’Église et l’un des quatre Pères de l’Église occidentale avec saint Ambroise de Milan, saint Jérôme et saint Grégoire le Grand. Camille de Lellis (1550-1614) : saint prêtre et religieux italien, fondateur des Camilliens, voués au service des malades. François d’Assise (vers 1181-1226) : saint diacre et religieux italien, fondateur des Franciscains, voués à l’imitation de la pauvreté du Christ et à l’amour des pauvres. Friedrich Nietzsche (1844-1900) : philosophe, poète et compositeur allemand, critique des valeurs du monde occidental, héritées du christianisme.
120 Grégoire le Grand (540-604) : saint pape, connu également sous le nom de Grégoire Ier, docteur de l’Église et l’un des quatre Pères de l’Église occidentale avec saint Ambroise de Milan, saint Augustin d’Hippone et saint Jérôme. Ignace d’Antioche (vers 35-vers 107) : saint évêque d’Antioche, martyr, connu pour ses lettres aux premières communautés ecclésiales*. Ignace de Loyola (1491-1556) : saint prêtre et religieux espagnol, fondateur de la Compagnie de Jésus (jésuites), vouée à l’évangélisation et à la formation des consciences. Jean XXIII (1881-1963) : saint pape italien, initiateur du concile Vatican II*. Jean Bosco (1815-1888) : saint prêtre et religieux, fondateur des Salésiens de Don Bosco, voués à l’éducation des jeunes défavorisés. Jean de Dieu (1495-1550) : saint religieux portugais, fondateur de l’ordre hospitalier des Frères de la Charité, voués au service des pauvres malades. Jean-Paul II (1920-2005) : saint pape polonais, auteur de 14 encycliques*, créateur des Journées mondiales de la jeunesse, artisan du Jubilé de l’an 2000 et de la consécration du monde à la Miséricorde divine (2002). Joseph-Benoît Cottolengo (1786-1842) : saint prêtre italien, fondateur de la Piccola Casa della Divina Provvidenza, dédiée à l’accueil des personnes porteuses de lourds handicaps.
121 Julien l’Apostat (vers 331-363) : empereur romain de 361 à 363, il tenta de rétablir le paganisme dans l’Empire. Justin (début iie siècle-165) : saint évêque de Naplouse, martyr, connu pour ses écrits apologétiques (défendant la foi chrétienne). Laurent de Rome (vers 210-258) : saint archidiacre romain, martyr, connu pour son amour des pauvres. Léon XIII (1810-1903) : pape italien, auteur de la première encyclique* sociale. Louis Orione (1872-1940) : saint prêtre italien, fondateur d’association et d’ordres religieux au service des plus pauvres. Louise de Marillac (1591-1660) : sainte religieuse française, fondatrice des Filles de la Charité avec saint Vincent de Paul, proclamée sainte patronne des œuvres sociales en 1960. Martin de Tours (316-397) : saint moine, abbé, puis évêque, surnommé Martin le Miséricordieux, fondateur du monastère de Ligugé. Paul VI (1897-1978) : saint pape italien, artisan de l’achèvement du concile Vatican II*. Pie XI (1857-1939) : pape italien, confronté à la montée du communisme, du fascisme et du nazisme. Pierre Gassendi (1592-1655) : philosophe, mathématicien, théologien et astronome français. Platon (vers 428-vers 347 av. J.C.) : philosophe grec de l’Antiquité, considéré comme l’un des premiers philosophes occidentaux.
122 Pseudo-Denys l’Aréopagite (vers l’an 500) : auteur de théologie mystique chrétienne*, probablement moine syrien, confondu avec Denys l’Aréopagite cité dans les Actes des Apôtres (Ac 17, 34). René Descartes (1596-1650) : philosophe, mathématicien et physicien français, considéré comme le père de la philosophie moderne. Salluste (vers 86-vers 35 av. J.C.) : Caius Sallustius Crispus, homme politique et historien romain. Sulpice Sévère (vers 363-début du ve siècle) : chroniqueur ecclésiastique de langue latine. Teresa de Calcutta (1910-1997) : sainte religieuse albanaise, missionnaire en Inde, fondatrice des Missionnaires de la Charité, voués aux plus démunis. Tertullien (vers 150-220) : théologien carthaginois, étudié comme un Père de l’Église, bien que non canonisé. Vincent de Paul (vers 1581-1660) : saint prêtre français, fondateur des Filles de la Charité et de la Congrégation de la Mission (lazaristes), vouées au soulagement de la misère matérielle et morale. Virgile (70-19 av. J.C.) : poète latin de la fin de la République romaine. Wilhelm Emmanuel von Ketteler (1811-1877) : évêque de Mayence, théologien et homme politique qui développa les principaux thèmes du christianisme social.
123 Table des références bibliques utilisées dans l’encyclique Ancien Testament Gn : livre de la Genèse Lv : livre du Lévitique Dt : livre du Deutéronome Jb : livre de Job Ps : Psaumes Ct : Cantique des Cantiques 1 R : premier livre des Rois Ez : livre du prophète Ézékiel Os : livre du prophète Osée Za : livre du prophète Zacharie Nouveau Testament Mt : évangile selon saint Matthieu Mc : évangile selon saint Marc Lc : évangile selon saint Luc Jn : évangile selon saint Jean Ac : livre des Actes des Apôtres 1 Co : première lettre aux Corinthiens 2 Co : deuxième lettre aux Corinthiens Ga : lettre aux Galates Tt : lettre à Tite 1 Jn : première lettre de saint Jean Ap : livre de l’Apocalypse Une référence biblique se lit comme suit : 1 Jn 4, 16 ; 5, 2.15-18 = première lettre de saint Jean, chapitre 4, verset 16 ; et chapitre 5, versets 2 et 15 à 18.
125 Table des matières Avant-propos 4 Guide d’utilisation de ce livre 6 Introduction 9 + Réfléchir 12 Première partie L’UNITÉ DE L’AMOUR DANS LA CRÉATION ET DANS L’HISTOIRE DU SALUT Un problème de langage 14 + Réfléchir 16 « Eros » et « agapè » – Différence et unité 17 + Réfléchir 20 + Réfléchir 26 + Réfléchir 31 La nouveauté de la foi biblique 32 + Réfléchir 38 Jésus Christ – L’amour incarné de Dieu 39 + Réfléchir 42 + Réfléchir 46
126 Amour de Dieu et amour du prochain 47 + Réfléchir 53 Deuxième partie CARITAS L’EXERCICE DE L’AMOUR DE LA PART DE L’ÉGLISE EN TANT QUE «COMMUNAUTÉ D’AMOUR» La charité de l’Église comme manifestation de l’amour trinitaire 56 + Réfléchir 58 La charité comme tâche de l’Église 59 + Réfléchir 62 + Réfléchir 67 Justice et charité 68 + Réfléchir 71 + Réfléchir 78 Les nombreuses structures de service caritatif dans le contexte social actuel 79 + Réfléchir 83 Le profil spécifique de l’activité caritative de l’Église 84 + Réfléchir 89
127 Les responsables de l’action caritative de l’Église 90 + Réfléchir 93 + Réfléchir 96 + Réfléchir 101 Conclusion 103 + Réfléchir 110 Notes 111 Glossaire 113 Auteurs et personnages cités 119 Table des références bibliques utilisées dans l’encyclique 123
Produit composé de matériaux certifiés FSC® et de matériaux contrôlés. Achevé d’imprimer en décembre 2024, chez Graphycems en Espagne. N° Édition 24L1189
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