PeguyFlip

MAGNIFICAT PÉGUY Œuvres deMauriceDENIS CHARLES Textes présentés par Jean de Saint-Cheron

Direction : Romain Lizé Direction éditoriale : David Gabillet Édition : Claire Stacino Conception graphique de la couverture : Diane Danis Conception et réalisation graphique de l’intérieur : Gauthier Delauné Iconographie : Isabelle Mascaras Relecture : Catherine Mas-Mézéran Fabrication : ierry Dubus, Julia Mirenda © M S.A.S., 2023, pour l’ensemble de l’ouvrage. 57, rue Gaston Tessier, 75019 Paris. www.magni cat.fr Tous droits réservés pour tous pays. Première édition : octobre 2023 Dépôt légal : octobre 2023 ISBN : 978-2-3840-4019-3 Code MDS : MT40193

PÉGUY Oeuvres deMauriceDENIS CHARLES Paris • New York • Oxford • Madrid Textes présentés par Jean de Saint-Cheron

4 Péguy par lui-même......................................................................... p 6 Préface : le Ciel et la Terre............................................................... p 9 Charles Péguy (1873-1914) : donner sa vie en plein monde moderne .................................... p 11 Maurice Denis (1870-1943) : renouveler l’art chrétien ............................................................... p 17 PARTIE 1 : LE PÉCHEUR ET LE SAINT ..............................................p 21 Ensemble La lèpre du corps et celle de l’âme Les blés moissonnés PARTIE 2 : L’ESPÉRANCE ....................................................................p 37 Ce qui m’étonne, dit Dieu Toujours une flamme Une toute petite fille PARTIE 3 : LA GRÂCE ET LA LIBERTÉ .............................................p 51 Les âmes qui ne mouillent pas à la grâce Un risque total Une histoire d’amour SOMMAIRE

5 PARTIE 4 : UN CHRÉTIEN ET SES FRÈRES JUIFS ...................... p 61 Les Juifs pauvres Bernard Lazare PARTIE 5 : JEANNE D’ARC .................................................................p 75 Une sainte qui réussisse Parmi l’amour de Dieu PARTIE 6 : LE MONDE MODERNE ................................................ p 85 La charité de l’Évangile Le charitable est le seul bon boursier Le monde raide de l’argent, aux antipodes de l’Évangile PARTIE 7 : PRIÈRE ................................................................................. p 97 Étoile de la mer Vous êtes reine et mère CONCLUSION : LE « OUI » DE MARIE ......................................p 107 Une heure unique dans l’histoire À celle qui est infiniment jeune Notes de fin d’ouvrage ................................................................ p 114 Chronologie................................................................................... p 115 Références bibliographiques...................................................... p 118 Crédits iconographiques ............................................................. p 119

6 PÉGUY PAR LUI MÊME D’abord il sait qui il est. Ça peut être utile. Dans une carrière. Il sait ce que c’est que Péguy. Il a même commencé à le savoir, il en a vu les premiers linéaments, il en a reçu les premières indications sur ses trente-trois trentecinq trente-sept ans. Il sait notamment que Péguy c’est ce petit garçon de dix douze ans qu’il a longtemps connu se promenant sur les levées de la Loire. Il sait aussi que Péguy c’est cet ardent et sombre et stupide jeune homme, dix-huit vingt ans, qu’il a connu quelques années tout frais débarqué à Paris. Il sait aussi qu’aussitôt après a commencé la période on serait presque forcé de dire, quelque répugnance que l’on ait pour ce mot, en un certain sens la période d’un certain masque et d’une certaine déformation de théâtre. Persona, le masque de théâtre. Il sait en n que la Sorbonne, et l’École Normale, et les partis politiques ont pu lui dérober sa jeunesse, mais qu’ils ne lui ont pas dérobé son cœur. Et qu’ils ont pu lui dévorer sa jeunesse, mais qu’ils ne lui ont pas dévoré son cœur. Il sait en n, il sait aussi que toute la période intercalaire ne compte pas, n’existe pas, qu’elle est une période intercalaire et de masque et il sait «

7 que la période de masque est nie et qu’elle ne reviendra jamais. Et qu’heureusement la mort viendra plutôt. Car il sait que depuis quelques années, depuis qu’il a passé, depuis qu’il est parvenu à ses trente-trois trente-cinq trente-sept ans et qu’il les a biennalement passés il sait qu’il a retrouvé l’être qu’il est, et qu’il a retrouvé d’être l’être qu’il est, un bon Français de l’espèce ordinaire, et vers Dieu un dèle et un pécheur de la commune espèce. » Charles Péguy, Clio (1913)1

9 LE CIEL ET LA TERRE Comme de Jeanne d’Arc qu’il a tant aimée, tout le monde se réclame de Péguy. Catholique, socialiste, antimoderne, dreyfusard de la première heure, mort pour la France, père de famille, furieux contre les puissances de l’argent (mais les pieds bien sur terre, et même dans la boue), poète inoubliable et pamphlétaire non moins génial : qui ne trouverait son compte dans sa vie ou dans son œuvre ? Son style seul, peut-être, nécessite de franchir un cap, de se laisser saisir, car la première fois il nous surprend, nous désarçonne. Mais pour peu qu’on accepte de se faire à sa cadence, pour peu qu’on se mette à entendre sa voix, Péguy, par son rythme répétitif, litanique, par cette écriture qui veut creuser les questions jusqu’au bout, en ouvrir le sens par d’inlassables reprises et dépassements – les « resurgements », disait-il – ne nous épuise pas, mais au contraire nous entraîne. Péguy est capable de colère. Et pas de n’importe quelle colère : il a lu les Évangiles. Et il a vu de quoi ils étaient tissés : « Tout y est charité, c’est-à-dire tout ce qu’il y a de plus

10 opposé au mépris ; et l’e rayante colère qui court en dessous dans les Évangiles n’est point une colère contre la nature ni contre l’homme avant la grâce, c’est uniquement une colère contre l’argent, et il faut vraiment qu’on n’ait pas voulu le voir pour que cette réprobation n’ait pas éclaté à tous les yeux2. » Mais Péguy – et cela d’ailleurs n’est pas incompatible avec sa colère – est également l’un des plus grands poètes qu’ait eus la France, capable de dire la beauté d’un peuple et d’une histoire, la splendeur des coteaux de Loire et l’éclat des œuvres de mains d’homme, la nature et la grâce, le génie et la sainteté. Car Péguy est théologien, on le verra dans les pages qui suivent. Et comme tout théologien authentique, c’est un homme de prière, capable de nous emporter dans son émerveillement, dans sa supplique, dans son espérance. La peinture de Maurice Denis, exact contemporain de Péguy et comme lui artiste et chrétien, est une quête du point de rencontre entre le ciel et la terre. Ni spiritualisme ni matérialisme. Mais bel et bien christianisme. « Car le surnaturel est lui-même charnel / Et l’arbre de la grâce est raciné profond / Et plonge dans le sol et cherche jusqu’au fond / Et l’arbre de la grâce est lui-même éternel3. » J S -C

CHARLES PÉGUY (1873-1914) Donner sa vie en plein monde moderne

12 Péguy est mort d’une balle en pleine tête aux premiers jours de la guerre de 14. Il était né quarante et un ans plus tôt, le 7 janvier 1873, à Orléans, d’un père menuisier et d’une mère rempailleuse de chaises. Il aimait la terre, le travail bien fait, les champs de blé aux airs d’océan, le pragmatisme des gens braves, la joie des héros et des saints, la beauté de la France. Péguy pardessus tout aimait la grandeur des humbles, et la erté de ceux qui luttent pour une grandeur qui ne soit pas en toc, qui ne soit pas mondaine – bien qu’elle puisse être temporelle –, une grandeur dont l’éclat n’ait rien à voir avec l’argent qui voudrait donner sa valeur à toute chose en ce monde, pour mieux le posséder. Péguy, qui donc aimait la gloire qui ne se étrit pas, ne cessa jamais de batailler contre le monde moderne. C’està-dire, on l’aura compris, contre l’argent, mais aussi contre tout ce qui va avec : mondanité, pleutrerie, lâcheté, calculs. Son âme d’enfant n’était pas compatible avec une telle médiocrité. Toute sa vie, il débusqua l’ambition des hypocrites, des faux spirituels, des calculateurs – politiciens laïcards aussi bien qu’abbés de cour. Débarqué à Paris à l’âge de dix-huit ans, il est reçu en 1894 à l’École normale supérieure. Son premier écrit notable, paru en 1897 – Péguy est alors militant socialiste, anticlérical – est un long drame intitulé Jeanne d’Arc. En janvier 1900, il fonde les Cahiers de la quinzaine, où il publiera tous ses écrits, ainsi que

13 CHARLES PÉGUY ceux de nombreux amis et collaborateurs. Obsédé par la vérité et la justice, ainsi que par les errements du monde moderne, il multiplie alors les essais politiques et philosophiques. Ça n’est pas encore le Péguy de l’espérance chrétienne. Mais c’est déjà le pamphlétaire, le réaliste, l’antimoderne – drôle, irrésistible, génial. Et par-dessus tout, le poète incomparable, l’amoureux fou de la France. Malgré l’incompréhension et le relatif silence du grand public, il a conscience de son génie poétique et de l’unicité de son style, très tôt salué par Gide, Alain-Fournier ou Romain Rolland. Il y a chez lui une délité et une sincérité absolues, peu banales : alors qu’il s’était éloigné de l’Église en rejetant l’idée de l’exil irrémédiable contenue dans le dogme de l’enfer, Péguy y revient, autour de 1908, sans avoir jamais rien renié de sa ligne socialiste. « Je suis catholique », écrit-il à son grand et dèle ami Joseph Lotte. Un retour à la foi et à l’Église qu’il o cialise en faisant paraître Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc (1910). Il est certain que la bataille éternelle contre l’enfer doit être livrée sur la terre, et qu’il ne peut pas y avoir d’« égoïsme dans le salut4 », car les hommes, saisissant la grâce du Christ rédempteur, doivent se sauver ensemble : c’est le commandement de la charité. Et tout autant qu’il faut lutter contre les marques de notre exil charnel (la misère), les génies

14 doivent assurer le salut temporel du peuple (en témoignant de « celui qui ne peut pas s’attester lui-même5 », c’est-à-dire du pauvre que personne n’écoute6). Les saints, collaborateurs de Jésus et membres d’un seul et même corps avec les pécheurs, œuvrent au salut éternel de tous. Àpartir de 1910, la poésie de Péguy, in uencée par la liturgie chrétienne, révèle une conversion profonde, particulièrement priante. Si l’on en croit ceux qui l’ont croisé, Péguy connaît les grands théologiens, les Pères et les docteurs, en particulier saint Augustin. Mais il semble mettre les grandes hymnes liturgiques au-dessus de ce qui n’est « que » pensée – et nonœuvre littéraire, création esthétique. La scolastique, et en particulier le « système qu’on a tiré de [saint omas] », ne lui dit en revanche « rien qui vaille7 ». Attaché au charnel et à l’Incarnation, Péguy se mé e de l’abstraction d’une pensée qui, paradoxalement, par son rationalisme et la géométrie de son argumentation, ne laisse plus de place au mystère. Il faut d’ailleurs mentionner, à travers toute son œuvre, son attachement impressionnant au mystère d’Israël, son amour non seulement de l’Ancien Testament mais du peuple juif. Péguy, vrai dreyfusard (et jamais opportuniste politique), compte en outre de nombreux amis juifs, dont il prend publiquement la défense et fait même publiquement l’éloge – ce qui le démarque nettement d’un certain catholicisme de droite au tournant du e siècle.

15 CHARLES PÉGUY L’Écriture sainte est omniprésente dans sa poésie, elle est d’ailleurs souvent directement citée, en italique, tantôt en latin – Péguy donne le texte de la Vulgate –, tantôt en français – il traduit alors lui-même, ou bien prend la version de Lemaître de Sacy, la Bible de Port-Royal, qu’il trouve « admirable ». Toutefois, en appelant de ses vœux une nouvelle traduction de la Vulgate par « un grand écrivain, c’est-à-dire qui écrit simplement8 », le poète corrobore l’idée selon laquelle il est particulièrement attaché à la beauté formelle d’un texte, même théologique, même sacré. La beauté de ce qui est dit – des idées – ne su t pas, encore faut-il que cela soit dit avec beauté. La perception de l’ancrage biblique du texte est en outre essentielle à l’intelligence de la poésie de Péguy, qui place le mystère de l’Incarnation au cœur de son œuvre : « La seule histoire intéressante qui soit jamais arrivée9. » Puisque Dieu s’est incarné, alors le spirituel est – ou doit être – fermement attaché au charnel, l’invisible doit avoir une forme visible. La vie cachée de Jésus, cette « vie de famille » de trente ans, est l’exemple parfait de celui qui, humblement – avec l’immense courage qu’il faut, à l ’âge moderne, pour courir une telle aventure – œuvre à la vie du monde : « La vie de famille est […] la vie la plus engagée dans le monde […]. Il n’y a qu’un aventurier au monde, et cela se voit très notamment dans le

16 monde moderne : c’est le père de famille. Les autres, les pires aventuriers ne sont rien, ne le sont aucunement en comparaison de lui. Ils ne courent absolument aucun danger en comparaison de lui [...]. Lui seul est littéralement engagé dans le monde, dans le siècle. Littéralement lui seul est aventurier, court une aventure10. » L’enracinement du chrétien dans le monde est essentiel. Péguy est un pécheur de l’espère commune, mais aussi le frère des saints qui habitent son œuvre, en particulier Saint Louis et Jeanne d’Arc, qui se situent au croisement du temporel et du spirituel, de l’Église et du monde. Accomplir le spirituel dans le temporel, voilà qui est véritablement chrétien. Le mystère de l’Incarnation, le sang temporel et éternel du Christ, doivent être maintenus présents dans le monde. C’est le rôle du père de famille, mais aussi celui de l’artiste et du prophète. C’est le rôle de Charles Péguy.

MAURICE DENIS 1870 1943 Renouveler l’art chrétien

18 Maurice Denis est né le 25 novembre 1870 à Granville, en Normandie. Fils d’un employé des chemins de fer et d’une modiste, il grandit à Saint-Germain-en-Laye et passe ses vacances en Bretagne, dont les paysages et la lumière le marquent. Sa sensibilité esthétique et son talent le poussent rapidement vers la peinture. Ses années de formation, au lycée Condorcet puis à l’École des beaux-arts et à l’Académie Julian, sont déterminantes : il fréquente Sérusier, Vuillard, KerXavier Roussel, avec qui, sous l’égide du premier, sera fondé dès 1888 le groupe des Nabis, ou « prophètes » en hébreu. Ces jeunes artistes se sentent investis de la mission (pour le moins ambitieuse !) de réinventer la peinture. Rejetant l’académisme – Denis quittera rapidement les Beaux-Arts pour se démarquer de l’art « o ciel » –, ils se distinguent aussi de l’impressionnisme ou du naturalisme. Héritiers de Van Gogh, de l’école de PontAven de Gauguin ou du symbolisme d’Odilon Redon, les Nabis veulent insu er à la peinture un nouvel élan spirituel. Pour cela, le sujet importe, certes, mais pas seulement : le style avant tout. Ainsi peut-on peindre un cheval, un arbre ou une montagne en lui donnant ou non une profondeur spirituelle, c’est-à-dire en cherchant à exprimer la part invisible du réel. La sensibilité de l’artiste, ainsi que son rapport au monde, sont alors particulièrement convoqués pour donner à voir quelque chose de neuf. Il ne s’agit pas de reproduire ce que tout

19 MAURICE DENIS lemonde voit, mais ce qu’un seul, singulièrement, voit. Couleurs, aplats, courbes : les Nabis anticipent le fauvisme, mais c’est avec des teintes suaves. Or Maurice Denis, tombé amoureux de la peinture de Fra Angelico lors de ses visites au Louvre, se sent une vocation de peintre sacré. Il est lui-même habité d’une foi vive. Entre les scènes profanes ou mythologiques, ses œuvres explicitement chrétiennes se multiplient : représentations célestes, vies de saints, épisodes bibliques. Il consacre aussi une part importante de sa production à représenter la piété populaire et la pratique liturgique de son temps. En 1919, alors qu’il vient de perdre son épouse Marthe, il fonde avec George Desvallières les Ateliers d’art sacré, dans une perspective de renouveau de l’art chrétien. Il décore de nombreuses églises et chapelles. Celui qui avait rejeté les o ciels, sans perdre son originalité artistique ni rien renier de sa foi au Christ, est salué par le monde de l’art. Il reçoit des commandes publiques, telle celle d’une fresque pour l’escalier de la Paix, au Sénat. Élu membre de l’Académie des beaux-arts en 1932, il devient la même année le premier conservateur du musée Delacroix. Il meurt à Paris, le 13 novembre 1943.

01 LE PÉCHEUR ET LE SAINT Le pécheur et le saint sont deux propres du christianisme, deux e ets, deux résultats, deux causes, finales, e cientes, deux créations, deux inventions du christianisme, du système chrétien, de la technique, du mécanisme, de la mystique du christianisme. Dialogue de l’histoire et de l’âme charnelle. Heureux ceux qui ont faimet soif de justice Maurice Denis

La solidarité chrétienne – la communion des saints – est centrale pour Péguy, qui lutte contre le pharisaïsme, la fausse pureté, le mensonge d’une Église des purs. Non seulement le réalisme chrétien révèle que le péché existe, et qu’il est le contraire de la sainteté, mais il assume que les pécheurs sont chrétiens tout de même, et qu’ils forment le peuple que le Christ sauve : le peuple des sauvés. Le pécheur et le saint sont frères ; et même, ils s’instruisent mutuellement, ainsi de Madame Gervaise à la jeune Jeanne d’Arc, pleine de zèle, dans LeMystère de la charité de Jeanne d’Arc : « Prends garde, mon enfant, l’orgueil veille ; et le malin ne se couche jamais. C’est son plus grand chefd’œuvre que de détourner vers le péché les sentiments mêmes qui nous poussaient vers Dieu, qui nous jetaient à Dieu11. » Les textes qui suivent sont tirés de Dialogue de l’histoire et de l’âme charnelle, de publication posthume mais daté de juin 1912, un autre du Mystère des saints Innocents de 1912 et le dernier du grand poème Ève, paru en 1913, extraordinaire fresque où Péguy offre comme un résumé de toute l’histoire du salut. Le devoir du génie est de représenter ses frères humains, « silencieux » et « promis à la mort », pour participer à l’immortalité du charnel par le spirituel. Jean de Saint-Cheron

23 LE PÉCHEUR ET LE SAINT ENSEMBLE L e point xe du christianisme est qu’il y a un certain étage, Ni si haut, ni si bas, simple enfant de la terre12, un étage propre, un étage particulier, une résidence où demeurent également le pécheur et le saint. Tous deux également en un certain sens ils font partie, intégrante et intégrale de mème système, plus que du même système, de la même cité ; ils sont concitoyens de la même cité de Dieu, mon ami13, de la même cité éternelle temporellement fondée. Le péché n’est point étranger au christianisme, mon enfant, loin de là, au contraire ; il est contraire naturellement à la sainteté, ce qui est une tout autre chose ; un tout autre acte, une tout autre opération, action. Une tout autre attitude, situation. Mais il est rigoureusement, il est littéralement vrai, réel de dire au contraire que c’est le christianisme qui fait le péché, (le christianisme, le système chrétien, le système du christianisme, le mécanisme, la technique du christianisme), (la mystique du christianisme, la technique de la mystique du christianisme), et que sans le christianisme, il n’y aurait pas de péché, puisqu’il n’y aurait pas le péché. Il y aurait tout le reste, toutes les autres sortes,

24 l’innombrable variété des crimes humains, toutes (les) sortes de fautes et de crimes, de vices et d’erreurs, de délits et de crimes, une cohue, une ruée, une inondation, une submersion innombrable, une énumération sans n. Comme aussi, de l’autre côté, il y aurait sans aucun doute l’armée innombrable des bontés et des vertus, des vérités et des héroïsmes, des vertus héroïques, des bontés, des pitiés et des humanités, une invasion ; une acquisition, un acquêt, une conquête innombrable, une énumération sans n. Mais d’un côté il n’y aurait pas, il manquerait la sainteté. Et de l’autre côté il n’y aurait pas, il manquerait le péché. Car l’un et l’autres sont également chrétiens également pour ainsi dire techniquement et professionnellement chrétiens. D’un côté, du bon côté, si je puis dire, il y aurait tout, toutes les beautés et toutes les bontés et toutes les vérités, il y aurait tout le reste, il y aurait tout ce que l’on voudra, il y aurait tout ce qu’il peut y avoir, il y aurait tout ce que l’on peut imaginer, il y aurait toutes les humanités : mais simplement il n’y aurait pas ceci : la sainteté. Du mauvais côté il y aurait tous les crimes et les inventions de crimes : seulement il manquerait ceci : le péché. La sainteté et son complément le péché, la sainteté et son contraire et sa limitation le péché, son contraire complémentaire, sa limitation complémentaire est une pièce essentielle du système chrétien, une invention propre, un propre et un limité du

25 LE PÉCHEUR ET LE SAINT christianisme. Sans lui il y avait tout, sauf cela. Quand donc nous parlons de déchristianisation, quand nous constatons ce désastre de la déchristianisation, il faut bien s’entendre sur les termes, il faut avoir le courage et de dé nir et de préciser et de s’entendre et envers les uns et envers les autres et contre les uns et contre les autres. Le pécheur et le saint sont deux propres du christianisme, deux e ets, deux résultats, deux causes, nales, e cientes, deux créations, deux inventions du christianisme, du système chrétien, de la technique, du mécanisme, de la mystique du christianisme. Dialogue de l’histoire et de l’âme charnelle (posthume)

26 LA LÈPRE DU CORPS, ET CELLE DE L’ÂME Dans leur histoire de la lèpre et du péché mortel voici comme je calcule, dit Dieu. Quand Joinville aime mieux avoir commis trente péchés mortels que d’être lépreux, Et quand saint Louis aime mieux être lépreux que de tomber en un seul péché mortel, Je n’en retiens pas, ditDieu, que saint Louism’aime ordinairement Et que Joinville m’aime trente fois moins qu’ordinairement ; Que saint Louis m’aime suivant la mesure, à la mesure, Et que Joinville m’aime trente fois moins que la mesure. Je compte au contraire, dit Dieu. Voici comme je calcule. Voici ce que je retiens. J’en retiens au contraire que Joinville m’aime ordinairement, Honnêtement, comme un pauvre homme peut m’aimer, Doit m’aimer. Et que saint Louis au contraire m’aime trente fois plus qu’ordinairement, Trente fois plus qu’honnêtement.

27 LE PÉCHEUR ET LE SAINT Que Joinville m’aime à la mesure, Et que saint Louis m’aime trente fois plus qu’à la mesure. (Et si je l’ai mis dansmon ciel, celui-là, aumoins je sais pourquoi.) Voilà comme je compte, dit Dieu. Et alors mon compte est bon. Car cette lèpre dont il s’agissait, Cette lèpre dont ils parlaient et d’être lépreux, Ce n’était pas une lèpre d’imagination et une lèpre d’invention et une lèpre d’exercice. Ce n’était pas une lèpre qu’ils avaient vue dans les livres ou dont ils avaient entendu parler Plus ou moins vaguement. Ce n’était pas une lèpre pour en parler ni une lèpre pour faire peur en conversation et en gures. Mais c’était la réelle lèpre et ils parlaient de l’avoir, eux-mêmes, réellement, Qu’il connaissaient bien, qu’ils avaient vue vingt fois En France et en Terre sainte, Cette dégoûtante maladie farineuse, cette sale gale, cette mauvaise teigne, Cette répugnante maladie de croûtes qui fait d’un homme L’horreur et la honte de l’homme, Cet ulcère, cette pourriture sèche, en n cette dé nitive lèpre Qui ronge la peau et la face et le bras et la main

28 Et la cuisse et la jambe et le pied Et le ventre et la peau et les os et les nerfs et les veines, Cette sèche moisissure blanche qui gagne de proche en proche Et qui mord comme avec des dents de souris, Et qui fait d’un homme le rebut et la fuite de l’homme, Et qui détruit un corps comme une granuleuse moisissure, Et qui pousse sur le corps ces a reuses blanches lèvres, Ces a reuses lèvres sèches de plaies, Et qui avance toujours et jamais ne recule, Et qui gagne toujours et qui jamais ne perd, Et qui va jusqu’au bout, Et qui fait d’un homme un cadavre qui marche. C’est de cette lèpre-là qu’ils parlaient, de nulle autre. C’est de cette lèpre-là qu’ils pensaient, de nulle autre. D’une lèpre réelle, nullement d’une lèpre d’exercice. C’est cette lèpre-là qu’il aimait mieux avoir, nulle autre. Eh bien moi je trouve que c’est trente fois saisissant Et que c’est m’aimer trente fois et que c’est trente fois de l’amour. Ah ! sans doute si Joinville avec les yeux de l’âme avait vu Ce que c’est que cette lèpre de l’âme Que nous ne nommons pas en vain le péché mortel, Si avec les yeux de l’âme il avait vu Cette pourriture sèche de l’âme in niment plus mauvaise, In niment plus laide, in niment plus pernicieuse,

29 LE PÉCHEUR ET LE SAINT In niment plus maligne, in niment plus odieuse, Lui-même il eût tout de suite compris combien son propos était absurde, Et que la question ne se pose même pas. Mais tous ne voient pas avec les yeux de l’âme. Je comprends cela, dit Dieu, tous ne sont pas des saints, ainsi est ma chrétienté, Il y a aussi les pécheurs, il en faut, c’est ainsi. C’était un bon chrétien, tout de même, ensemble, c’était un pécheur, il en faut dans la chrétienté. C’était un bon Français, Jean, sire de Joinville, un baron de saint Louis. Au moins il disait ce qu’il pense. Ces gens-là font le gros de l’armée. Il faut aussi des troupes. Il ne su t pas d’avoir des chefs qui marchent en tête. Ces gens-là partent fort honnêtement en croisade, au moins une fois sur les deux, et font très honnêtement la croisade. Ils se battent très bien et se font tuer très proprement et gagnent le royaume du ciel Tout comme un autre. (Je veux dire comme un autre gagnerait le royaume du ciel, Ou je veux dire comme eux-mêmes ils gagneraient un autre royaume, Un royaume de la terre.) C’est ce qu’il y a de plus remarquable en eux.

30 Ils s’en vont les uns comme les autres, en troupe, les uns derrière les autres. Sans se presser, sans s’étonner, sans faire de grands gestes, Très honnêtement, fort ordinairement Sans faire un éclat et ils nissent tout de même Par conquérir le royaume du ciel. Ou encore ils gagnent le royaume du ciel comme on gagne un royaume de la terre, Ils attaquent le royaume du ciel comme on attaque un royaume de la terre, Àmain forte et cela ne réussit déjà pas si mal. Violenti rapiunt14. Ils vous font d’ailleurs tout cela fort honnêtement, très communément, comme allant de soi, Comme si ce fût la chose la plus naturelle du monde, Seulement ces malheureux ne veulent pas avoir la lèpre. Ils trouvent sans doute que ce n’est pas propre. Ils aimeraientmieux autre chose. Les malheureux, les sots, s’ils voyaient la lèpre de l’âme Et s’ils voyaient la saleté ou la propreté de l’âme ! Mais voilà, ils se disent : Je n’ai qu’un corps (les sots, ils oublient le principal, Ils oublient non pas seulement l’âme, mais le corps de leur éternité, Le corps de la résurrection des corps),

31 LE PÉCHEUR ET LE SAINT Je n’ai qu’un corps, pensent-ils (ne pensant qu’à leur corps terrestre), Si cette sale lèpre me prend, je suis perdu. (Ils veulent dire que leur corps temporel est temporellement perdu.) C’est une maladie qui prend toujours et qui ne rend jamais. C’est une pourriture sèche qui fait avancer toujours et toujours Les bords des lèvres de ses a reuses plaies. Si je suis pris je suis perdu. Ça commence par un point, ça nit par tout le corps. Ça ne pardonne pas, quand c’est commencé c’est ni. C’est une maladie impossible à défaire. Elle défait tout, ce qui est parti ne revient jamais plus. Elle rompt tout. Ce corps que j’ai (et qu’ils aiment tant) tomberait en poussière et en lambeaux Et en cette sale farine granuleuse et ne me reviendrait jamais plus. C’est une gangrène irrévocable et qui ne retourne jamais en arrière. Or ils y tiennent à leur corps. On dirait qu’ils croient qu’ils n’ont que ça. Ils savent pourtant bien qu’ils ont une âme. La vie est l’union de l’âme et du corps,

32 La mort est leur séparation. Mais leur corps leur paraît Solide et bon vivant. Ils ont l’impression que la lèpre anéantira tout leur corps et qu’elle les tiendra jusqu’au bout (ils ne considèrent point qu’au bout de ce bout commence le véritable commencement) Et alors ils aimeraient mieux avoir autre chose que la lèpre. Je pense qu’ils aimeraient mieux attraper Une maladie qui leur plairait. C’est toujours le même système. Ils veulent bien a ronter les plus terribles épreuves Et m’o rir les plus redoutables exercices, Pourvu que ce soient eux qui les aient préalablement Choisis. Là-dessus les Pharisiens s’écrient et font des éclats Et poussent des cris et font des mines, et ces exécrables Pharisiens Surtout prient disant : Seigneur nous vous rendons grâces De ce que vous ne nous avez point faits semblables à cet homme Qui a peur d’attraper la lèpre. Or moi je dis au contraire, dit Dieu, C’est moi qui dis : Ce n’est pas rien que d’attraper la lèpre. […] Et ils sont scandalisés, ces vertueux. Mais moi qui ne suis pas vertueux, Dit Dieu, Je ne pousse pas des cris et je ne suis pas scandalisé.

33 LE PÉCHEUR ET LE SAINT Je ne compte pas, je n’en retiens pas que ce Joinville est trente fois au-dessous de l’ordinaire. Mais j’en retiens, mais je compte au contraire Que c’est ce saint Louis qui est peu ordinaire, trente fois peu ordinaire, trente fois extraordinaire, trente fois au-dessus de l’ordinaire. Le Mystère des saints Innocents (1912)

À travers huit thèmes, découvrez la richesse et la profondeur spirituelle des écrits de Charles Péguy grâce à une sélection de ses plus beaux textes soigneusement choisis par Jean de Saint-Cheron. Le pécheur et le saint L’espérance La grâce et la liberté Un chrétien et ses frères Juifs Jeanne d’Arc Le monde moderne Prière Le « oui » de Marie Un superbe ouvrage illustré par les œuvres de Maurice Denis, contemporain de Charles Péguy. PÉGUY Œuvres deMaurice DENIS CHARLES 12,90€ FranceTTC www.magnificat.fr CHARLES PÉGUY • MAURICE DENIS

RkJQdWJsaXNoZXIy NzMzNzY=