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6 JESUS DANS L ART ET LA LITTERATURE En 1995, un de mes tout premiers emplois fut, au musée des Beaux-Arts de Strasbourg, de raconter lors de la période de Noël, à des enfants âgés de cinq à sept ans, l’histoire de Jésus au travers de quatre épisodes de sa vie illustrés par des œuvres exposées dans les collections permanentes. Cette visite, qui n’excédait pas quarante-cinq minutes, durée d’attention maximale que l’on pouvait espérer d’un si jeune auditoire, débutait immuablement par La Visitation, un petit format de Petrus Paulus Rubens (1577-1640), suivie d’une exquise Adoration des bergers de Carlo Crivelli (vers 1430-1435 – vers 1493-1500), puis d’une immense Adoration des mages peinte sur toile de Bartolomeo Biscaino (vers 1632-vers 1657), pour se conclure avec une délicate Fuite en Égypte de Claude Gellée dit le Lorrain (1600-1682). Au-delà de l’évocation de cette simple anecdote, ce qui à l’époque me frappa, c’est de voir combien la figure de Jésus, sa représentation physique n’avait en soit que peu d’importance, car seule comptait la part de la magie narrative. Le Christ enfant aurait été trapu ou filiforme, blond, brun ou même rouquin, cela n’aurait eu aucune incidence sur l’émotion ressentie. Le concept semblait plus fort même que la représentation humaine du Fils de Dieu. À mon grand étonnement, cette idée se trouva même renforcée le jour où, demandant à un petit groupe d’enfants quel stratagème le peintre Biscaino avait trouvé pour que l’on reconnaisse immédiatement l’Enfant Jésus entouré de ses « célèbres parrains », l’un d’eux s’exclama : «Trop facile, il a une tête d’ampoule ! » Passé l’effet de surprise, en y réfléchissant bien, notre tout jeune spectateur avait immédiatement compris que cette auréole lumineuse cristallisait de manière incandescente toute la symbolique du christianisme ! Ainsi, de la narration, fruit de la plus pure des traditions orales, aux Écritures puis aux textes littéraires, l’image de Jésus fut portée et forgée par de très nombreux artistes se nourrissant les uns des autres, et ce afin de construire mais aussi de produire ces innombrables portraits et autres scènes emblématiques de la vie du Sauveur. Mais rappelons-nous qu’avant d’être une incarnation, le Christ a été une « Idée » et plus exactement une métaphore à travers divers symboles par essence chrétiens. Après le IVe siècle de notre ère, la représentation du Christ, acteur majeur du Nouveau Testament, fut humaine bien que reposant souvent sur des typologies inventées, idéalisées : il en résulte une quantité infinitésimale de physionomies, toujours proches d’un type oriental, et les historiens actuels s’accordent à décrire le physique de ces Christ comme étant de type « syro-palestinien». Jesusdans l’art EDWART VIGNOT PRÉFACE 7 Ce n’est qu’à la Renaissance que fut établi le canon d’un Jésus-Christ de type caucasien, que nous qualifierions même aujourd’hui d’européen. Donner une image du Christ, quelle délicate mission ! Quelle ambition ! Comment représenter Dieu ? Dieu fait homme, mais Dieu malgré tout. Nos frères juifs, comme nos frères musulmans, ont pris un chemin aniconique : Dieu ne peut être représenté, il ne doit donc pas l’être. Cette question se pose en termes différents aux chrétiens adorant un Dieu incarné. Dieu, par cette incarnation même, ne nous donne-t-il pas une image de Lui ? Que faire, dès lors, du deuxième commandement du Décalogue, énoncé par deux fois dans l’Ancien Testament (Ex 20,4 ; Dt 5,8) : «Tu ne te feras point d’image taillée, ni de représentation quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux, qui sont en bas sur la terre, et qui sont dans les eaux, plus bas que la terre. » Ces questions agitent légitimement les théoriciens des premiers temps du christianisme. L’image, peinte ou sculptée, est en effet un support de dévotion et un outil de connaissance essentiel pour les communautés chrétiennes naissantes avant même l’établissement de sources écrites qui resteront longtemps difficilement accessibles au plus grand nombre. L’image est également un précieux vecteur de diffusion de cette foi nouvelle. Avant de représenter le Christ sous son apparence humaine, on dessine son nom sous la forme d’un poisson, ichthus, acronyme grec de « Jésus-Christ, Fils de Dieu, Sauveur ». Très vite, les premières sources iconographiques chrétiennes s’attachent à la figure du Christ, cœur du message évangélique. Néanmoins, les artistes représentent le Christ et non la vie du Christ. Il est montré tel un philosophe, drapé dans une toge, sans mise en scène particulière, ou en Bon Pasteur. Ce parti pris, qui s’attache avant tout à la nature humaine de Jésus-Christ, n’empêche pas l’émergence des représentations du Christ pantocrator, c’est-à-dire du Christ en gloire, sur les mosaïques byzantines. La nature divine du Christ, représenté dans son corps glorieux, est alors privilégiée. Ces bourgeonnements iconographiques spontanés vont rapidement être mis en cause, et leur légitimité discutée. La violence de la querelle iconoclaste qui agite l’Empire byzantin à partir de l’an 726 témoigne de l’enjeu crucial de cette question. L’existence même de représentations du Dieu fait homme donne lieu à des affrontements entre chrétiens au sein de l’Empire romain d’Orient. S’opposent les iconodules, partisans de la représentation divine, et les iconoclastes, qui la condamnent. Le siècle est marqué par les destructions d’images et des persécutions successives et réciproques. La question est résolue en partie lors du deuxième concile de Nicée en 787, qui rétablit le culte des images et autorise officiellement la vénération des images saintes. Jusqu’au XIIIe siècle environ, les artistes déclinent l’image d’un Christ puissant et triomphant, le visage calme jusque sur la croix. Apparaissent ensuite des œuvres donnant à voir aux fidèles l’image d’un Christ en croix souffrant, décharné, le corps déformé par les sévices de la Passion. L’humanité du Fils de Dieu prend chair dans les faiblesses humaines, dans nos peurs, nos souffrances. Son visage, baissé, va parfois jusqu’à prendre l’apparence d’un masque mortuaire.

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