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JESUS PREFIGURE LES MARBRES DE RODIN : UNE PRATIQUE D’ATELIER La Main de Dieu, métaphore de la création divine en même temps que métaphore de l’acte de sculpter d’un artiste démiurge, date du tournant du XXe siècle, quand Rodin était au sommet de son art et de sa gloire en France et à l’étranger. Auguste Rodin (1840-1917), célèbre comme modeleur, plaçait malgré tout le marbre au premier rang de ses préoccupations de sculpteur, avec le paradoxe suivant qui lui vaudra parfois des critiques : il chargeait de ce labeur physique des spécialistes de la taille. Lui-même ne taillait plus depuis 1874, alors que ses commandes de marbre ne cessaient de croître. Son succès lui assurait de pouvoir entretenir un nombre de collaborateurs conséquent. La liste est longue des praticiens devenus eux-mêmes des sculpteurs réputés, qui travaillèrent pour Rodin et agirent littéralement comme ses propres mains : Victor Peter (1840-1918), Léon Fourquet (18411939), Jean Escoula (1851-1911), Louis Mathet (1853-1920), François Pompon (1855-1933), Medardo Rosso (1858-1928), Antoine Bourdelle (1861-1929), Aristide Maillol (18611944), Lucien Schnegg (1864-1909), Camille Claudel (1864-1943), Gaston Schnegg (18661953), Séraphin Soudbinine (1867-1944), Charles Despiau (1874-1946)… Rodin a apprécié la liberté que cette manière de faire lui laissait, et il confia au fur et à mesure non seulement des modèles en plâtre finis mais également des esquisses, sans même s’inquiéter des écarts qu’entraînerait l’adaptation en marbre de ses maquettes. Cette façon d’agir comportait une part de risque pour Rodin mais préservait une marge de créativité au praticien. Toutefois, la confiance que le maître accordait volontiers avait des limites. Rodin se laissait en effet la possibilité d’intervenir quotidiennement et jusqu’au bout pour entériner ou au contraire contredire la traduction de son assistant. Le maître marquait alors au crayon noir sur le marbre les endroits à creuser davantage et parfois, insatisfait, usait de la massette et du ciseau pour faire voler les éclats. Si le travail ne lui semblait pas assez abouti, il lui arrivait de retarder une livraison ou de refuser un paiement. Lorsque, dépités, les praticiens cherchaient à se rasséréner en demandant aux anciens des conseils, Rodin affirmait l’inutilité d’une telle démarche puisque ses œuvres, selon lui, pouvaient être interprétées de différentes manières et en fonction de la sensibilité de tel ou tel collaborateur. A contrario, il n’était pas rare qu’il affirmât ne pouvoir valider un marbre dans lequel son collaborateur avait laissé un peu trop de l’empreinte de son propre génie de tailleur. C’est par conséquent légitimement que Rodin, seul concepteur mais non exécuteur de ses marbres, signait les œuvres finies dont il avait suivi et guidé la taille avec une extrême attention. Beaucoup des marbres de Rodin ont fait l’objet de répliques. Il y eut par exemple trois Baiser, quatre Sirène, cinq Fugit Amor, six Danaïde, dix Éternel Printemps. Il arrivait que Rodin fît mouler la première version en marbre dont il était satisfait, ce qui ajoutait une nouvelle source à la réalisation ultérieure de répliques en bronze. L’esthétique du non finito culmine dans ses marbres les plus tardifs exécutés pour son musée de l’hôtel Biron, à Paris. À la manière de La Main de Dieu, les sujets se détachent à peine du bloc, comme si une œuvre n’était jamais achevée mais au contraire marquée avant tout par un développement continu, celui de la vie elle-même. La Main de Dieu a connu quatre traductions en marbre, dont celle commandée à l’extrême fin de la vie du maître et aujourd’hui conservée au musée Rodin. Elle renvoie à plusieurs études de main et anticipe La Cathédrale dans laquelle le sculpteur évoque l’ensemble de l’architecture gothique et les croisées d’ogives par deux mains assemblées. M. C. DANS L’HISTOIRE DE L’ART 31 Selon cette vision de Rodin, l’humanité aurait certes été créée, mais dès l’origine elle aurait communié au Verbe, Dieu le Fils, et, à ce titre, elle porterait en elle une trace d’engendrement divin qui fait l’être humain à peine moindre que Dieu (cf. Ps 8). Rodin exprime cette vision en donnant le même poli, la même fleur de patine à la peau de la main divine qui façonne et à la peau de l’homme et de la femme qui sont façonnés : dans sa sculpture, la présence humaine et la présence divine ont le même rapport à la lumière qui engendre la forme. Un psaume met dans la bouche de Dieu cette parole adressée aux humains : Et moi j’ai dit : «Vous êtes des dieux, et tous fils du Très-Haut » (Ps 81,6). Selon les Évangiles, Jésus lui-même a repris cette parole de l’Écriture, avertissant qu’elle ne peut être anéantie (Jn 10,34-35). Le génie de Rodin est parvenu à révéler en la genèse de l’être humain la dimension mystérieuse d’une filiation divine, engendrée, dans la nature humaine créée. L’artiste n’est pas un théologien, c’est un visionnaire. Avec sa Main de Dieu, il prétend ouvrir notre contemplation sur un mystère dont la tradition judéo- chrétienne dit être dépositaire. Quel mystère ? Celui qui seul peut rendre compte du fait que le péché humain a causé, à l’origine, un tel cataclysme cosmique ; celui qui seul peut rendre compte du fait qu’à la plénitude des temps (Ga 4,4) la nature humaine a pu s’unir aussi parfaitement à la nature divine dans le sein de Marie, mère de Jésus ; le mystère qui seul peut rendre compte de l’acharnement de Dieu pour sauver l’humanité, pour la racheter et, quoi qu’il en coûtât, pour s’unir à elle à jamais : Qu’est-ce que l’humanité, Seigneur, que tu dusses la chérir à ce point ? Que tu dusses l’exalter à ce point ? (Jb 7,17) La Création d’Adam, détail Michel-Ange (1475-1564) 1508-1512 Fresque Vatican, chapelle Sixtine En le créant, Dieu le Père communique à l’être humain son image et sa ressemblance et en fait la véritable icône de son Fils bien-aimé.

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