NOUS NE SOMMES PAS AU PIED DE LA CROIX, mais dans un fauteuil. Nous n’écoutons pas les gémissements des suppliciés, mais de la musique. Nous ne voyons pas des personnes défigurées par la souffrance, mais des tableaux où le peintre nous montre son talent. Il convient d’emblée de s’interroger sur cet écart qui change la grande horreur en petit bonheur, et qui s’appelle « dévotion chrétienne ». Où sommes-nous donc et que faisons-nous ici ? Ne procéderions-nous pas à un embourgeoisement de l’Évangile ? Ne serions-nous pas en train de réduire le cri de l’Éternel à un pieux divertissement ? Kierkegaard, pour ne citer que lui, n’a cessé de dénoncer ce péril. Pour tenter de l’éviter, il prononce une sévère condamnation à l’encontre de l’« art chrétien » : « Ce calme m’est inconcevable par lequel un assassin peut s’asseoir et aiguiser le couteau avec lequel il va tuer un autre homme. Mais je n’arrive pas non plus à concevoir ce calme de l’artiste qui peut s’asseoir et manier le pinceau pour peindre le Crucifié… » L’artiste peut dès lors être comparé à Judas, qui présente Jésus à la garde des grands prêtres comme une chose bonne à saisir. Certes, par son œuvre il ne veut pas tant faire de nous des accusateurs du Christ, il ne veut faire que des « admirateurs ». Mais les admirateurs ne sont pas des « imitateurs ». Or, conclut Kierkegaard, admirer sans imiter est pire que blasphémer, parce que c’est croire qu’on est chrétien, alors qu’on ne l’est pas. Cette radicalité du philosophe danois exaltait ma jeunesse révolutionnaire. Aujourd’hui, sous son apparence de force, j’en vois la faiblesse. D’une part, Kierkegaard aussi est assis pour écrire, et non pendu à un gibet. Sa condamnation, si elle était valable, devrait s’étendre à toute pensée, à toute théologie, et aboutirait à une foi sans œuvres, puisque tout œuvre suppose qu’on a les mains déclouées. 1, 3, 7 PAROLES, JUSQU’À LA NÔTRE 4
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