Textes de Sophie Mouquin : La Création d’Ève, L’Histoire d’Abraham, Le Songe de Jacob, Le Passage de la mer rouge, Le Frappement du rocher, La Manne, Le Miracle du serpent de bronze, Le Songe d’Élie, L’Annonciation, La Visitation, La Nativité, L’Adoration des bergers, Le Massacre des Innocents, La Sainte Famille en Égypte, La Présentation au Temple, Sainte Famille à l’oiseau, Le Christ parmi les docteurs, Le Baptême du Christ, La Tentation du Christ, La Vocation de saint Pierre et de saint André, La Conversion de Zachée, La Parabole du semeur, Le Fils prodigue, Le Christ et le denier de César, Le Christ et la femme adultère, Le Christ et la Cananéenne, Le Christ et la Femme hémorroïsse, La Résurrection de Lazare, L’Agonie au jardin des Oliviers, Le Christ et le Bon Larron, L’Incrédulité de saint Thomas, Retable de la Pentecôte de Stavelot. Textes de Delphine Mouquin : La Création du monde, La Création de l’homme, Le Matin après le déluge, Moïse recevant les Tables de la Loi, Moïse regarde la Terre promise avant sa mort, Samuel sacrant David, Le Charbon ardent présenté aux lèvres d’Isaïe, L’Apparition, Les Noces de Cana, La Transfiguration, La Samaritaine, La Cène, Le Lavement des pieds, Le Christ devant Pilate, La Crucifixion avec saint Jérôme et saint François, Les Saintes Femmes au tombeau, Noli me tangere, Le Christ aux limbes, L’Ascension, L’Agneau sur la montagne de Sion. Direction : Romain Lizé Direction éditoriale : David Gabillet Édition : Gabrielle Charaudeau Création graphique et composition : Diane Danis Iconographie : Isabelle Mascaras Relecture et corrections : Aude Pillet, Lou Trullard et Victoire Boutry Fabrication : Thierry Dubus et Julia Mirenda Photogravure : Diane Danis et Les Caméléons © AELF, 2013, pour les textes issus de la Bible. © Magnificat S.A.S., 2024, pour l’ensemble de l’ouvrage. 57, rue Gaston Tessier, 75019 Paris. www.magnificat.fr Tous droits réservés pour tous pays. Première édition : septembre 2024 Dépôt légal : septembre 2024 Sophie Mouquin Delphine Mouquin Magnificat Par i s · New York · Madr id · Oxford
Sommaire Préface 8 ANCIEN TESTAMENT La Création du monde, Vincent Raymond de Lodève 10 La Création de l’homme, Anonyme 14 La Création d’Ève, Francesco Albani 18 Lumière et Couleur - Le Matin après le déluge, Joseph Mallord William Turner 22 L’Histoire d’Abraham : L’Apparition aux chênes de Mambré et Le Sacrifice d’Isaac, Lorenzo Ghiberti 26 Le Songe de Jacob, Jacques Stella 30 Le Passage de la mer Rouge, Raffaello Sanzio, dit Raphaël, et son atelier 34 Moïse recevant les tables de la Loi, Marc Chagall 38 Le Frappement du rocher, Joseph-Marie Vien 42 La Manne, Colin Nouailher 46 Le Miracle du serpent de bronze, Jacopo Robusti, dit Le Tintoret 50 Moïse regarde la Terre promise avant sa mort, Lesser Ury 54 Samuel sacrant David, Victor Biennoury 58 Le Songe d’Élie, Philippe de Champaigne 64 Le Charbon ardent présenté aux lèvres d’Isaïe, Anonyme 68 NOUVEAU TESTAMENT L'Annonciation, Bernardino di Betto, dit Pinturicchio 72 La Visitation, Vierge du Magnificat, Jean Jouvenet 76 La Nativité, Federico Barocci 80 L’Adoration des bergers, Louis Le Nain 84 Le Massacre des Innocents, Guido Reni 90 La Sainte Famille en Égypte, Nicolas Poussin 94 La Présentation au Temple, Rembrandt van Rijn 98 Sainte Famille à l’oiseau, Bartolomé Estéban Murillo 102
7 Le Christ parmi les docteurs, José de Ribera 108 Le Baptême du Christ, Piero della Francesca 112 La Tentation du Christ, Duccio di Buoninsegna 116 L’Apparition, Gustave Moreau 120 La Vocation de saint Pierre et de saint André, Giorgio Vasari 124 Les Noces de Cana, Julius Schnorr von Carolsfeld 128 La Transfiguration, Anonyme 134 La Conversion de Zachée, Bernardo Strozzi 138 La Samaritaine, Anonyme 142 La Parabole du semeur, Jacopo Bassano 146 Le Fils prodigue, Pompeo Girolamo Batoni 150 Le Christ et le denier de César, Pierre Paul Rubens 154 Le Christ et la Femme adultère, Lorenzo Lotto 1158 Le Christ et la Cananéenne, Jean-Germain Drouais 164 Le Christ et la Femme hémorroïsse, Louis de Boullogne 168 La Résurrection de Lazare, Eugène Delacroix 172 La Cène , Giotto di Bondone 176 Le Lavement des pieds, Anonyme 180 L’Agonie au jardin des Oliviers, Andrea Mantegna 184 Le Christ devant Pilate, Hans Holbein 188 La Crucifixion avec saint Jérôme et saint François, Francesco Pesellino 192 Le Christ et le Bon Larron, attribué au Titien 196 Les Saintes Femmes au tombeau, Robert Anning Bell 200 Noli me tangere, Maurice Denis 204 L’Incrédulité de saint Thomas, Michelangelo Merisi, dit Caravage 208 Le Christ aux limbes, suiveur de Jérôme Bosch 212 L’Ascension, Anonyme 216 Retable de la Pentecôte de Stavelot, Anonyme 220 L’Agneau sur la montagne de Sion, Anonyme 224 Crédits 230
8 9 d’historienne de l’art et son élévation spirituelle, mois après mois, ont créé une grande fresque sacrée qui nous entraîne au long d’un véritable parcours de Tradition – historique, artistique et théologique. L’itinéraire de ce parcours – celui de l’histoire du Salut – est merveilleusement mis en valeur dans le présent ouvrage, grâce à Sophie, mais aussi à sa sœur, Delphine, elle aussi contributrice de longue date aux cahiers de commentaires d’œuvres d’art de la revue Magnificat. Je vous laisse vous y engager et y progresser de découvertes en découvertes. Cependant, permettezmoi un dernier mot pour relever combien heureusement ce beau livre fait mémoire de nos pères dans la foi – artistes, théologiens, saints, poètes et liturges des siècles passés. À ce titre, il constitue une tentative réussie d’appeler à notre prière en Liturgie non seulement tous les vivants de la Terre, mais encore la communion de tous les vivants au Paradis. Pierre-Marie Varennes Directeur de la rédaction de Magnificat Àl’orée des années 1990, je conçus – avec sœur Isabelle-Marie Brault – le projet du magazine liturgique Magnificat pour répondre au vœu du concile Vatican II : que la Liturgie des heures soit « adaptée aux nécessités d’une prière vivante et personnelle des laïcs » et ce, en inspirant et valorisant aussi les dimensions matrimoniales, familiales, sociales et professionnelles de leurs vies. Ce projet reçut aussitôt l’appui enthousiaste du CNPL (Centre National de Pastorale Liturgique), de la Congrégation romaine pour le Culte divin, et les encouragements chaleureusement réitérés du pape Jean-Paul II. Ainsi, dans l’esprit du « mouvement liturgique » et de son option pastorale fondamentale, Magnificat a repris le meilleur de la réforme liturgique née du concile, afin que, grâce à la liturgie des Heures, le culte divin exprimé par le sacrifice eucharistique rejaillisse et se prolonge dans chaque heure de la vie des fidèles. De surcroît, je souhaitais que Magnificat fût manifestement relié à la grande tradition liturgique de l’Église depuis son origine ; et encore que ses usagers aient le privilège de « prier sur de la beauté ». « Sans beauté, il ne peut y avoir de sacré », se plaisait à dire le pape Benoît XVI. Ces deux buts furent recherchés et atteints par une maquette très classique reprenant le meilleur de l’art typographique des siècles passés, et par l’entremise de l’art chrétien qui dès le premier numéro se vit consacrer la couverture et un cahier spécial de huit pages en couleurs. Au lancement de Magnificat, en 1992, j’ai confié la responsabilité de ce cahier à Éliane Gondinet-Wallstein, alors directrice de la prestigieuse collection « Un certain regard » aux éditions Mame. Puis, quand Éliane dut cesser sa collaboration, je la confiai en 2012 à Sophie Mouquin, alors directrice des études à l’École du Louvre. Depuis ce moment, sa compétence Préface
10 La Création du monde Vincent Raymond de Lodève (v. 1500-1557), 1542, enluminure sur parchemin, 37 x 25 cm, Bibliothèque nationale de France, Paris Deux luminaires placés au firmament pour que la terre, ses herbes, ses arbres et ses rivières soient éclairés le jour comme la nuit. Les trois premiers jours, Dieu a créé la lumière, le ciel, les eaux, la terre, et la végétation. Le quatrième jour, bien que les soirs et les matins existent déjà dans le récit, c’est le temps qui prend forme quand Dieu dit : Qu’il y ait des luminaires au firmament du ciel, pour séparer le jour de la nuit ; qu’ils servent de signes pour marquer les fêtes, les jours et les années (Gn 1, 14). Le cinquième jour verra se lever « le premier soleil sur le premier matin » (Charles Péguy). Comme elle est paisible, cette terre brune, verte et bleutée qui attend les jours et les nuits ! L’enlumineur a estompé les collines lointaines dans une aube, ou un crépuscule, encore indistincts. Il a placé au premier plan une eau pure qui semble prête à déborder de la page, entre ses rochers, et dessiné sur les rives des ruisseaux des arbres clairsemés, comme pour signifier l’attente de la vie. Le contraste est saisissant entre cette tranquillité et les deux tiers supérieurs de la page, placés sous le signe de la puissance. Par la taille donnée au Créateur, et par le choix d’un double geste d’autorité qui lui fait occuper toute la largeur de la page, et cite Michel-Ange, Vincent Raymond a donné à voir la toute-puissance d’un Dieu assez anthropomorphe pour être doté d’une musculature impressionnante, dont les cheveux blancs signalent l’éternité. Il semble assis sur un manteau bleu et rose pâle qui l’entoure à la façon d’un trône. En contrepartie, la chevelure animée par le vent et le mouvement de gauche à droite des pieds et du bas du manteau confèrent son dynamisme à cette force qui apparaît ainsi comme contenue et prête à se déployer.
12 13 Louange à Dieu ! Louange à Dieu dans sa création, et dans les artistes qui la prolongent et la magnifient ! Dieu est représenté ici comme Celui qui dit, et dont la « Parole qui sépare » (Paul Beauchamp) est créatrice, mais aussi comme Celui qui fait, en une référence, consciente ou non, de l’artiste à sa propre pratique. La lune et le soleil paraissent presque insignifiants, dans leur simplicité circulaire. Le peintre semble rejoindre la discrétion des auteurs de la Genèse, qui ont pris soin de ne pas les nommer, pour éviter toute tentation d’idolâtrie envers ces créatures considérées bien souvent comme des dieux dans les religions païennes : alors que le jour, la nuit, le ciel, la terre et les mers se voient nommés après avoir été créés, les deux luminaires gardent leur anonymat de serviteurs de Dieu et des hommes, avec les étoiles figurées ici, discrètement, en haut de la page, pâles sur le bleu nuit. Il était bien juste d’orner un psautier, par lequel à toute heure du jour et de la nuit on peut louer le Seigneur, d’une scène de création des luminaires faits pour rythmer les louanges des hommes. La généreuse bordure de cette miniature située vers la fin du psautier est aux armes (en bas) et à l’effigie (en haut) de Paul III. Sa somptuosité est presque inversement proportionnelle à la sobriété de la scène biblique : les médaillons et les cartouches ouvragés, les putti savamment disposés, les guirlandes de fleurs ou de légumes, les pierres précieuses, les atlantes et les cariatides, saturent l’espace et les yeux, par les contrastes ou au contraire les dégradés colorés. L’encadrement met en valeur cette illustration en pleine page (37 x 25 cm) d’un ouvrage magnifique, qui s’agrémentait d’une reliure d’étoffe brodée. Qui avait en main ce livre, recevait de quoi se tourner avec ferveur vers Dieu pour le chanter en ses œuvres, en 1542 comme aujourd’hui. « Bénissez, mon âme, le Seigneur ! – Seigneur mon Seigneur, Dieu mon Dieu. Votre magnificence, comme vous l’avez déployée ! De toutes parts autour de Vous la confession et la beauté ! » (Paul Claudel) ◆ Le miniaturiste du Pape N’est pas qui veut miniaturiste du pape, et d’un pape tel que Paul III – mécène de Michel-Ange et initiateur du concile de Trente – mais Vincent Raymond, le Lodévois, fut bien davantage encore puisqu’il servait déjà Léon X puis Clément VII, prédécesseurs de Paul III. Cet artiste et lettré, protégé de l’évêque de Lodève, Guillaume Briçonnet, a été formé et repéré à l’école capitulaire de Lodève avant d’être envoyé à Tours, un centre qui bénéficiait encore de la renommée de Jean Fouquet. Il accompagna ensuite son évêque nommé ambassadeur auprès de Léon X. C’était le début d’une vie entière passée en Italie. Vincent Raymond y fut employé par la Chapelle Pontificale, à illustrer les manuscrits que Léon X, puis Clément VII, collectionnaient en mécènes. C’est à ce poste que le trouve Paul III, qui l’y conserve. Ce Français connaît tous les honneurs : membre de l’Académie pontificale des Beaux-Arts, ou Académie du Panthéon, il est nommé Miniaturiste du Pape et de la Chapelle et Sacristie Pontificale à vie, goûté de tous les grands (comme Charles Quint) auxquels le recommandent ses réalisations pour le pape. Celui qu’Auguste Boyer d’Agen devait appeler « le prestidigitateur de la lumière et de la poudre d’or » ne servait pas uniquement par amour de l’art – ni d’ailleurs par appât du lucre, car il mourut ruiné. Son œuvre, même si elle est plus travail de copiste qu’invention originale, est une profession de foi personnelle. Vincent Raymond faisait en effet partie des proches de Philippe Neri, avec lequel il fonda par exemple une confrérie destinée à venir en aide aux pèlerins pauvres. Quand il décéda, des récits édifiants de sa mort circulèrent à Rome. À vrai dire, des doutes pèsent aujourd’hui sur l’attribution de cette page – la plus connue du psautier – à Vincent Raymond : la vigueur de l’ensemble ne reflète pas ses habitudes de miniaturiste, mieux retrouvées dans le foisonnement décoratif de la bordure. Mais nulle autre paternité n’est avancée. la création du monde
14 15 xiie-xiiie siècles, mosaïque, cathédrale Sainte-Marie-la-Nouvelle, Monreale (Sicile) La Création de l’homme Mosaïque après mosaïque se déroule la création du monde. Les eaux, la lumière, la séparation des eaux, la séparation entre la terre et les eaux, les luminaires, les oiseaux et poissons ; puis, sixième jour, l’homme. Nous sommes dans la Genèse, telle que les maîtres mosaïstes l’ont déployée avec somptuosité dans la nef de la cathédrale de Monreale, en Sicile. Une Genèse dorée, comme toute l’histoire sainte, de la création aux prédications de Pierre et de Paul, qui se dévide à l’intérieur de cet éblouissant duomo. En cet apogée du règne normand sur la Sicile, où convergent de manière unique les influences arabe, romane et byzantine, le revêtement de mosaïques de la cathédrale était pour Guillaume II un moyen de chanter la gloire de Dieu tout autant que de rivaliser avec Byzance. Le panneau de la création de l’homme donne aussi à voir, au second plan, celle des animaux (au cinquième jour), bestiaux, bestioles et bêtes sauvages (Gn 1, 24). Des animaux d’Afrique, lion, lionne, dromadaire et même éléphant, s’y mêlent à un bétail plus commun en une digne procession. Presque souriants, ils émergent d’un bosquet d’arbres, au sommet de la colline qui forme la partie droite du panneau et dont la couleur rappelle l’herbe verte donnée en nourriture à tout ce qui va et vient sur la terre et qui a souffle de vie (Gn 1, 30). Ainsi se voit célébrée cette création plurielle, tous selon leur espèce. « Voici que tout cela sort des mains d’une seule Toute-Puissance et répond joyeusement à la voix d’un seul verbe créateur : “Kun !”, c’est-à-dire : “Sois !” », écrivait Christian de Chergé.
16 17 dépendance de Dieu. La main droite du Père bénit ce fils adoptif, dont la propre main s’ouvre pour recevoir le don de la vie. L’homme relié L’élément le plus surprenant de la mosaïque est le rayon qui unit Dieu à l’homme, de joue à joue. Y aurait-il en Adam quelque chose de ce nourrisson que le Seigneur veut prendre tout contre sa joue (Os 11, 4) ? Un rayon similaire figure sur la mosaïque où Dieu agrée le sacrifice d’Abel : il va de la main de Dieu à l’agneau offert. Ici, il barre nettement tout l’espace, manifestant la force du lien entre l’homme et Dieu : le « lien », étymologie probable du mot « religion ». La deuxième inscription latine, en haut de la mosaïque, porte : Et inspiravit in faciem ejus spiraculum vitae – Et il répandit sur son visage un souffle de vie – (Gn 2, 7, Bible de Sacy). Tirée du deuxième récit de la création de l’homme, elle modifie notre compréhension de ce rayon qui se révèle être le souffle du Père. L’image permet de représenter de manière concomitante le don de l’esprit vital et le mouvement dont s’anime Adam – et de mettre ainsi en valeur la performativité de la parole agissante de Dieu. Le mouvement dominant de la scène n’est pas celui du cortège animalier, mais bien la motion par laquelle l’homme semble attiré par son Créateur. Le geste des mains, la flexion du torse d’Adam par opposition à la verticalité du Père, la fixité du regard mutuel, et la présence oblique du rayon suggèrent irrésistiblement qu’Adam est en train de se lever pour aller vers Dieu qui l’appelle, le crée. Si nous prolongeons, en imagination, ce mouvement, nous verrons Adam debout : établi en vis-à-vis de Dieu. Toujours plus petit, toujours dépendant, toujours relié, mais dans un face-à-face d’amour. À partir d’un seul homme, il a fait tous les peuples pour qu’ils habitent sur toute la surface de la terre, fixant les moments de leur histoire et les limites de leur habitat ; Dieu les a faits pour qu’ils le cherchent et, si possible, l’atteignent et le trouvent, lui qui, en fait, n’est pas loin de chacun de nous (Ac 17, 26-27). La ressemblance divine de l’homme prend alors un sens nouveau : créés semblables à Dieu, nous sommes aussi destinés à lui ressembler toujours plus jusqu’au jour où nous le verrons face à face. ◆ Cette joie, l’artiste anonyme semble l’avoir exprimée dans les volutes et les courbes qui se répondent entre le manteau du Seigneur, les sphères de l’auréole de Dieu et de son siège, le sol, et les formes animales et végétales. L’homme ressemblant L’homme, par contraste, est seul. Destiné à être le gardien de la Création, il domine les bestiaux par ses proportions, mais il est bien, comme eux, une créature, que sa pâleur et sa position rapprochent des animaux, quand sa taille et son attitude l’en distinguent. La création d’Ève sera narrée plus loin dans l’édifice de Monreale : à ce stade, c’est l’Adam unique qui apparaît, seul face à son Créateur auquel il ressemble, en écho à la parole divine inscrite en haut de l’œuvre : Faciamus hominem ad imaginem et similitudinem nostram – Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance – (Gn 1, 26). Nous sommes de sa descendance, expliquera saint Paul aux Athéniens (Ac 17, 28). La mosaïque manifeste cette parenté par la symétrie frappante des gestes : chacun tend la main droite, alors que les deux mains gauches suivent les mêmes lignes ; les pieds sont croisés comme en un miroir. Nu contre la terre, alors que Dieu est habillé et assis sur une sphère céleste, les cheveux plus courts que ceux du Père, et plus petit que lui, l’homme est représenté comme un semblable un peu différent – un peu moindre : créé à la ressemblance, en vérité, mais aussi en la la création de l’homme la création de l’homme
18 19 La Création d’Ève Francesco Albani (1578-1660), v. 1650-1660, huile sur toile, 68,5 cm de diamètre, Gemäldegalerie, Berlin Ève se lève et regarde vers le Père. À peine née à la vie, ézèr kenègdô, « aide assortie » d’Adam, façonnée à partir de son côté, elle est déjà tout entière tournée vers son Créateur. Elle est encore la toute pure, mais elle est aussi, déjà, pleinement, Ève, la « mère de tous les vivants », épouse et mère à la fois, créature aimante et aimée. En choisissant de représenter non pas Adam et Ève après leur création, mais le moment même de la création d’Ève, Francesco Albani, dit l’Albane, fait preuve d’une originalité certaine. Le peintre de la Grâce L’œuvre étonne par son sujet, qui n’est pas inédit mais qui est rare. Elle étonne aussi par son traitement, qui, tout en révélant le talent de l’Albane, est une véritable citation de la très célèbre fresque de la chapelle Sixtine où Michel-Ange avait, vers 1510, peint l’événement de manière si ce n’est strictement identique, du moins tout à fait similaire. Le peintre de l’école de Bologne, membre actif de l’Accademia degli Incamminati fondée par Annibal, Augustin et Ludovic Carrache, se pose en héritier d’un des plus grands maîtres de la Renaissance. Chez cet « évangéliste de la peinture moderne », titre qu’il partage avec trois autres élèves des Carrache, Guido Reni, le Guerchin et Domenico Zampieri, dit le Dominiquin, le choix n’a rien d’anodin. La référence artistique est évidente pour les nombreux amateurs qui apprécient son œuvre et collectionnent ses petits formats, où des figures souples et gracieuses habitent des paysages idylliques. La reprise de la composition michelangelesque est ici une brillante variation sur thème. Support, format, couleur, lumière, paysage, traitement des personnages: les différences sont significatives. Certes, le sujet biblique ne permet pas à l’Albane la même souplesse, la même sensibilité que ses petits formats mythologiques, et la technique à l’huile
20 21 moins au moment de la solitude qu’au moment de la communion. En effet, “dès l’origine” il est non seulement une image qui reflète la solitude d’une Personne qui régit le monde mais, aussi et essentiellement, une image d’une insondable communion divine de Personnes ». Cependant, il faut aller plus loin encore : des anges regardent la scène, louant Dieu, visiblement émerveillés. Cet éblouissement, cette attention des anges au moment de la création d’Ève évoquent l’émerveillement et l’attention du ciel au moment du Fiat de Marie. Saint Bernard de Clairvaux avait, dans un célèbre sermon, imaginé que le ciel était suspendu au Fiat marial puisqu’en lui reposait le Salut du monde. Par anticipation, Ève est figure de Marie, la nouvelle Ève, cet « assemblage de toutes les grâces » qui, par son Fiat, racheta la faute d’Ève, l’élevant à une nouvelle dignité. Puissions-nous, en contemplant cette œuvre, découvrir nous aussi la beauté de notre vocation d’hommes et de femmes, créés à l’image et à la ressemblance de Dieu pour vivre avec Lui et en Lui. ◆ sur toile ne favorise pas le même éclat que les supports de cuivre qu’il goûte particulièrement, mais comparée à la gigantesque fresque de la Sixtine, l’œuvre ovale, de dimensions modestes, révèle une subtilité et un raffinement étrangers à la force de persuasion du pinceau de Michel-Ange. L’Albane, tout autant que dans ses œuvres mythologiques, mérite ici ses surnoms « d’Anacréon de la peinture » et de « peintre des Grâces ». Il se révèle même peintre de la Grâce. Car tout autant qu’à la chapelle Sixtine, la scène dépasse largement la seule représentation littérale de la création d’Ève. Elle est aussi, elle est surtout même, méditation sur la place de la femme dans la Création, sur la relation entre l’homme et la femme, sur la relation entre la créature et son créateur, et sur le rôle de la femme dans l’œuvre du Salut. Image de la communion divine Regardons et contemplons. Ève est créée par Dieu à partir de la côte d’Adam, alors que ce dernier s’est assoupi : cette création ne vient pas troubler son sommeil. L’altérité humaine est fondée dans l’harmonie. Une harmonie qui trouve, chez l’Albane, un écho brillant dans l’unité chromatique et tonale du paysage idéal dans laquelle la scène se déroule. Rien n’est encore venu troubler cette harmonie de la Création : le lion et les agneaux paissent ensemble, Adam et Ève se complètent dans la communion : Ève est tirée d’Adam tout en étant son achèvement. Adam la reconnaît immédiatement comme l’os de mes os et la chair de ma chair (Gn 2, 23), et ainsi comme l’affirme saint Jean-Paul II dans Mulieris Dignitatem, « la femme est pour l’homme un autre “moi” dans leur commune humanité ». Mais cette harmonie de la Création et cette communion de l’homme et de la femme ne signifient pas la négation de l’identité et de la solitude. Ève, parfaitement unie à Adam, est aussi tout entière tournée vers son Créateur. L’Albane nous donne à méditer le récit de la Genèse et d’une création à l’image et à la ressemblance de Dieu. En admirant cette œuvre, nous pouvons contempler avec saint Jean-Paul II cet « homme [qui] devient image de Dieu la création d’ève la création d’ève
216 217 xe siècle, ivoire, 20,6 x 14,4 cm, Kunsthistorisches Museum, Vienne L’Ascension Les livres é taient des trésors. Réalisés sur des matériaux rares, fruit d’un artisanat et d’un art patients, ils recelaient des textes vénérables à copier précieusement ; plus encore, ils étaient bien souvent au service de la Parole, trésor du croyant. Paroles d’ivoire Des manuscrits du Moyen Âge, on connaît le parchemin et les enluminures, mais moins les somptueuses couvertures. L’époque carolingienne est riche de ces objets réalisés pour des évangéliaires ou des sacramentaires (qui rassemblaient des prières et textes liturgiques) : des planchettes de bois nommées « ais » supportaient les plats d’une couverture orfévrée d’argent ou d’or sertissant des pierres précieuses. Au centre pouvait se trouver un panneau d’ivoire, représentant souvent (surtout sur le plat supérieur) la crucifixion. Bien que l’ivoire, contrairement aux gemmes, ne soit doté par l’Écriture d’aucun symbolisme, sa couleur en faisait un matériau idéal pour parler des choses divines. Comme l’or il était propre à signifier un ailleurs plus beau, plus pur, éternel. L’époque carolingienne est une période de renaissance artistique, due notamment au désir de Charlemagne d’émuler l’Empire romain et favorisée par une certaine stabilité politique qui a pu attirer des artistes venus des franges européennes, et contribuer ainsi à un style enté sur la tradition romaine et byzantine mais enrichi d’apports variés. Dans ce qui correspond à l’actuelle France, trois centres artistiques se distinguent : Reims, Tours et Metz. Cette dernière ville est la capitale du royaume d’Austrasie, le berceau de la dynastie carolingienne (par les Pépinides), très favorisée par Charlemagne qui combla son Église de privilèges.
218 219 et de tristesse, qui fait l’un des charmes du panneau. Quand l’un fixe le ciel, l’autre se cache la tête dans les mains, le troisième a l’air en colère, tandis que de l’autre côté, on met la main en visière sur le front pour mieux voir, on désigne le ciel ou on appuie la tête sur sa main pour manifester sa peine. Les têtes rondes et expressives, les plis un peu gras, la gesticulation des bras potelés, les pieds chaussés de sandales qui dépassent des manteaux, confèrent au groupe une naïveté irrésistible. Les cieux ouverts Cette même simplicité, déjà sensible dans la bordure régulière aux feuilles d’acanthe, règne dans la partie supérieure, elle-même articulée en deux : deux anges, qui doivent se demander comment les Apôtres peuvent passer, une fois encore, à côté de l’essentiel, leur enjoignent de ne plus rester là à regarder vers le ciel (Ac 1, 10), et accompagnent du geste l’élévation du Christ, qui tend la main vers son Père entre deux groupes de bienheureux, ou de prophètes, les mains ouvertes en signe d’adoration et de joie. La manière dont Jésus est saisi par la main du Père correspond bien aux tournures passives (« était emporté, fut enlevé ») employées par les Évangiles. La nuée n’est pas une des moindres réussites de cet ivoire. Une première ligne bosselée en forme de nuage indique la séparation entre la terre et le ciel, puis des cirrus buissonnants encadrent une sorte de canal creusé dans les cieux, par où monte le Christ. L’aspiration de l’humanité à ce que Dieu écoute son peuple et vienne sur terre – Seigneur, incline les cieux et descends (Ps 143, 5) –, son désir contraire, dont la tour de Babel est l’expression, de monter jusqu’aux cieux (cf. Gn 11, 4), trouvent leur réponse à l’Ascension. Jésus ressuscité avait annoncé à Marie Madeleine : Je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu (Jn 20, 17). Le Christ ne regagne pas un empyrée où il se reposerait seul de ses peines : lui qui est la Voie parce qu’il nous ouvre le chemin, il retourne vers le cœur du Père qui nous attend. ◆ Les spécialistes distinguent deux moments dans la production messine de manuscrits, la première école, au milieu du ixe siècle, connue pour le Sacramentaire de Drogon, conservé à la Bibliothèque nationale de France, et la deuxième, à la fin du xe siècle, d’où proviendrait cette Ascension. Par sa simplicité, elle rappelle cependant davantage des ouvrages antérieurs. Plus que d’autres, on a envie de la rattacher à un tempérament artistique individuel. Il se sépara d’eux (Lc 24, 51) Contrairement aux Ascensions traditionnelles de l’art occidental, grandes compositions où le Christ lévite sur de volumineux nuages, notre artisan a mis en scène une sorte d’exfiltration : la main démesurée du Père saisit le Fils et le hisse au-dessus des nuées, aux encouragements de la cour céleste. Cet épisode n’obéit pas, au xe siècle, à des codes fixes. Les orfèvres, sculpteurs, enlumineurs, utilisent la latitude offerte par les textes : là où l’Évangile de saint Luc indique que Jésus est en train de bénir les Apôtres au moment où il est enlevé au ciel (cf. Lc 25, 50-52), les Actes des Apôtres précisent que tandis que les Apôtres le regardaient, il s’éleva, et une nuée vint le soustraire à leurs yeux (Ac 1, 9). Marc se contente d’une phrase : Le Seigneur Jésus, après leur avoir parlé, fut enlevé au ciel et s’assit à la droite de Dieu (Mc 16, 19). Certaines représentations montrent Jésus en train de marcher dans le ciel ; certaines ne laissent voir que ses pieds, d’autres le font porter par des anges, d’autres encore le placent dans une mandorle. Notre ivoirier anonyme se montre à vrai dire assez infidèle à l’histoire en représentant douze Apôtres, alors que Judas n’a pas encore été remplacé. Pour le reste, il a au contraire été attentif. La moitié inférieure de la tablette est consacrée aux Apôtres, réunis autour de Marie, comme ils le seront au Cénacle. Elle est surélevée, ce qui manifeste son éminence mais aussi le fait qu’elle sera à son tour élevée au ciel. Placée au centre, parfaitement à l’aplomb du Christ, très droite, cette figure exprime le rôle de la Mère de Dieu, « colonne immaculée de notre foi » (Litanies de l’Immaculée Conception), « tour d’ivoire » (Litanies de la Sainte Vierge) et la force qui est la sienne dans l’Église naissante. Autour d’elle, peu d’assurance ! L’artiste a réalisé en sculptant les disciples un véritable répertoire des émotions de surprise l’ascension
N° d’édition : 24L1085 Achevé d’imprimer en septembre 2024 par Rotolito Romania.
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