La Prière dans l’Art
Direction : Romain Lizé Direction éditoriale : David Gabillet Édition : Claire Stacino Création graphique : Diane Danis (assistée de Robin Hourmant pour la couverture) Composition : Patrick Leleux PAO Traduction : Romain Lizé et David Gabillet Adaptation et mise en forme : sœur Jean Thomas Relecture et corrections : Pascaline Bourget Fabrication : Thierry Dubus et Florence Bellot Titre original : Arte nella preghiera © Dicastero per la Comunicazione - Libreria Editrice Vaticana Traduction française : ©Magnificat S.A.S., 2023, pour l’ensemble de l’ouvrage. 57, rue Gaston Tessier, 75019 Paris. www.magnificat.fr Tous droits réservés pour tous pays. Première édition : octobre 2023 Dépôt légal : octobre 2023 ISBN : 9782384040230 MDS : MT40230
La Prière dans l’Art Timothy Verdon Magnificat P a r i s · Ne w Yo r k · Ma d r i d · O x f o r d
Sommaire Préface............................................................. 6 Chapitre premier : Prière, vie, art.................................... 11 Chapitre deuxième : Des espaces de prière................... 55 Chapitre troisième : La prière liturgique......................... 95 Chapitre quatrième : La prière de supplication. ............ 133 Chapitre cinquième : La lectio divina.............................. 165 Chapitre sixième : La prière contemplative................... 197 Chapitre septième : À l’heure de notre mort.................. 229 Notes............................................................. 260 Crédits iconographiques................................. 270
6 Laprièreneposepas enelle-mêmededifficulté, ni ne nécessite d’apprentissage particulier. Se tourner vers Dieu pour confesser ses limites, demander de l’aide, le remercier et le louer sont autant d’élans spontanés chez les femmes et les hommes de toutes cultures et de toutes époques. Même lorsque des circonstances défavorables empêchent de prier, que ce soient à cause de l’ignorance ou du péché, d’un a priori sur la religion, l’homme prie quandmême. Lorsqu’il regarde autour de lui avec attention, qu’il s’ouvre à la beauté de la création, qu’il se laisse toucher par la souffrance d’autrui, en un certain sens, il prie. Mais au-delà de ce mouvement naturel, pour lequel tout « je » humain implique un « tu » divin, il existe aussi une forme de prière consciente et articulée, « dite comme il faut », que les hommes et les femmes ne connaissent pas a priori, mais qu’il leur faut apprendre. « Seigneur, apprends-nous à prier », demandent les disciples de Jésus, en lui rappelant que c’est justement ce que Jean Baptiste avait fait précédemment pour ses disciples. Jésus leur a alors enseigné la prière que les chrétiens apprennent encore aujourd’hui sur les genoux de leur mère : «Notre Père qui es aux cieux, que ton nom soit sanctifié […] ». Il existe en effet un art de la prière qui peut se transmettre de maître à disciple, comme de parent à enfant. D’abord dans la famille, où les enfants apprennent les mots et les gestes avec lesquels entrer en relation avecDieu, puis dans la communauté des autres croyants : l’Église, mater et magistra (mère et maîtresse) de la foi. La tradition ecclésiale reconnaît également une « loi de la prière » dont la fonction est de former la foi, comme le suggère l’expression lex orandi, lex credendi (littéralement : «la loi de la prière est la loi de la foi »), un adage remontant au christianisme des premiers siècles. Il ne s’agit pas tant d’une norme juridique que d’une règle au service d’une certaine créativité, car la foi et la prière sont des réponses créatives, par lesquelles les créatures, faites «à l’image et à la ressemblance » du Créateur, entrent en relation avec lui en s’aidant de leur imagination. Cette façon de présenter la foi et la prière comme nourries par l’imagination suggère la Préface
Femme en prière, iiie s., catacombes de Priscille, Rome. 1 Préface raison pour laquelle l’Église a toujours accordé de l’importance à l’art. Les œuvres présentées aux croyants peuvent en effet leur apprendre à se tourner vers Dieu dans la prière. Le pape saint Grégoire leGrand affirmait que « la peinture donne à l’analphabète ce que l’écrit offre au lecteur », et il insistait pour que les fidèles soient conduits de la vision à l’adoration. « C’est une chose d’adorer un tableau, c’en est une tout autre d’apprendre d’une scène peinte ce que nous devons adorer », disait-il. Il ajoutait : « la communauté des prêtres a la responsabilité d’instruire les fidèles afin qu’ils ressentent une ardente componction devant le drame de la scène représentée et qu’ils se prosternent ainsi en adoration devant la toute-puissante et très Sainte Trinité » (Epistola Sereno episcopo massiliensi, 2.10). Dans lemême esprit, saint Jean deDamas soutenait que « la beauté et la couleur des images sont des stimulants pour la prière ; elles offrent une fête pour les yeux, tout comme le spectacle de la campagne pousse mon cœur à glorifier Dieu » (De sacris imaginibus orationes, 1.27). Dans la longue histoire de l’Église, l’« art de la prière », c’est-à-dire les mots et les gestes avec lesquels les croyants s’adressent à Dieu, a souvent été transmis à travers les arts visuels et l’architecture, qui sont des stimuli accessibles à chacun et qui, à chaque époque, caractérisent la rencontre de l’homme avec Dieu comme « une fête ». Génération après génération, les représentations religieuses ont enseigné aux croyants comment se comporter lors de cette fête, en montrant les attitudes et des expressions dans lesquelles même les non-croyants reconnaissent immédiatement une présence spirituelle. En pratique, les représentations d’une vie de foi en illustrent ses différents aspects et enseignent aux observateurs une façon de prier ; pour ceux qui les contemplent, vivre, croire et prier semblent être une seule et même réalité. Le tableau qui ouvre cette préface en est un exemple ( 1). Il représente une chrétienne du iiie siècle, les mains levées selon un geste de prière ancien, celui-là même qu’un artiste du ve siècle attribuera à Jésus sur un panneau de bois des portes de la basilique de
Le Mariage, Femme en prière, iiie s., catacombes de Priscille, Rome. 3 La Crucifixion, ve s., panneau des portes en bois, basilique Sainte-Sabine, Rome. 2 La Prière dans l’Art Sainte-Sabine sur l’Aventin ( 2), et dont le sujet est la crucifixion. Les mains levées du Sauveur font référence au don volontaire de sa vie pour les pécheurs, son « sacrifice du soir » offert sur le Golgotha. Sur la première illustration, la femme « offre également sa vie », levant les mains dans une première scène qui la montre au moment du mariage, puis dans une seconde avec un enfant dans les bras ( 3). La prière de la femme jaillit des sacrifices et des joies ordinaires de la vie familiale et sa représentation solennelle au centre de la composition manifeste l’aboutissement de sa vie au terme des sacrifices et des joies qui l’ont guidée puisque cette peinture orne son tombeau. Ces deuxœuvres paléochrétiennes invitent à une réflexion utile au début d’un volume traitant de la prière. Sur la croix où il a donné sa vie, Jésus a prié et c’est sa prière que les chrétiens sont appelés à reproduire dans leur propre vie. Àchaque époque de l’histoire, aux disciples qui lui demandent : « Seigneur, apprends-nous à prier », Jésus enseigne en effet comment donner sa vie. L’art qui naît de cette vie donnée et qui la décrit, l’art chrétien, célèbre donc nécessairement la prière. Monseigneur Timothy Verdon
Chapitre premier Prière, vie, art
Le Baptême du Christ, Piero della Francesca (v. 1415/20-1492), National Gallery, Londres. 4 Parler à Dieu, se mettre à son écoute, voilà tout l’enjeude la prière. Comment l’art qui, selon le mot de Bergson, rend visible l’invisible, aurait-il pu ne pas se saisir de la prière comme d’un sujet primordial ? La prière est au cœur de la vie des croyants, et l’art exalte ce lien entre prière et vie : voilà le thème de ce livre. Quandprie-t-on? Il faut bien le reconnaître, c’est d’abord lorsqu’on doit faire des choix, affronter les difficultés, accepter la souffrance. Même Jésus a prié dans ces situations et le Nouveau Testament dit que « pendant les jours de sa vie dans la chair, il offrit, avec un grand cri et dans les larmes, des prières et des supplications à Dieu qui pouvait le sauver de la mort, et il fut exaucé en raison de son grand respect » (He 5, 7). Dans ce tableau représentant le baptême du Sauveur, l’artiste Piero della Francesca montre le Christ les mains jointes et le regard tourné vers l’intérieur, totalement orienté vers « Dieu qui pouvait le sauver de la mort » ( 4). Le baptême de Jésus dans le Jourdain préfigure en effet sa mort sur la croix, le passage à travers les eaux de la mort. La gravité avec laquelle Piero della Francesca représente son visage fait allusion à cette terrible prise de conscience, tout comme le calme absolu du jeune homme suggère son « humble soumission » à Dieu. La sérénité du Christ est également due au fait qu’une voix s’est fait entendre, lorsqu’il a accepté le baptême et avec celui-ci la croix, une voix venue du ciel pour le reconnaître comme le Fils bien-aimé de Dieu, en qui le Père « trouve sa joie » (Mt 3, 17 ; Mc 1, 11 ; Lc 3, 22). Le quatrième Évangile, qui ne mentionne pas la voix, déclare que, sur l’ordre du Père, Jean Baptiste a témoigné sur-le-champ : « c’est lui le Fils de Dieu » (Jn 1, 34). Dans le tableau de Piero della Francesca, la prière se présente à nous à la fois comme une occasion d’engagement existentiel et comme le lieu d’une identité éternelle. Cette identité, divine et humaine, dans le cas du Christ, est visible dans sa beauté corporelle, semblable à celle d’une statue antique ; l’engagement est lisible sur son visage grave et, si l’on regarde l’image dans son ensemble, dans l’arbre qui pousse à côté de lui et qui fait allusion à 12
Des espaces de prière Chapitre deuxième
L’Annonciation, Jan Van Eyck (v. 1390-1441), National Gallery of Art, Washington, D.C. 23 56 Nous pouvons prier partout et en toutes circonstances, mais certains lieux sont plus particulièrement appropriés et se présentent comme des «espaces conçus » pour la prière. Concrètement, le premier de ces espaces est le temple ou l’église, représentation terrestre de la «maison de Dieu». Le bâtisseur du premier Temple de Jérusalem, Salomon, demanda au Très-Haut : « Écoute la supplication de ton serviteur et de ton peuple Israël, lorsqu’ils prieront en ce lieu. » Il distingue toutefois le lieu matériel de la prière humaine du lieu spirituel où Dieu réside véritablement : « Toi, dans les cieux où tu habites, écoute et pardonne » (1 R 8, 30). Le temple de pierre n’est donc qu’un signe et Jésus, le nouveau Salomon, déplace énergiquement l’accent de l’espace physique vers l’espace spirituel, en enseignant que « Dieu est esprit, et ceux qui l’adorent, c’est en esprit et vérité qu’ils doivent l’adorer » (Jn 4, 24). Il ne fait jamais référence aux structures architecturales, mais désigne son propre corps ressuscité comme le « sanctuaire » de ceux qui croient en lui (Jn 2, 19-22). Peut-être inspiré par cette idée, un Père de l’Église, saint Irénée, a considéré toute l’Historia salutis, l’histoire du salut, comme un «lieu de prière», affirmant que «pour ceux qui lui étaient agréables, Dieu a conçu l’édifice du salut comme le ferait un architecte»19. Une œuvre évocatrice de ces notions est L’Annonciation peinte par Jan Van Eyck ( 23). Bien que le cadre soit celui d’une église (qui doit logiquement représenter le Temple de Jérusalem), plusieurs éléments iconographiques insistent sur le caractère spirituel et moral de la prière de Marie, indépendamment de l’espace formellement sacré dans lequel elle se trouve. Outre l’ange, la colombe et un certain nombre de symboles traditionnels tels que le livre des Écritures – qui fait allusion à l’incarnation du Verbe – et le vase de lis – qui évoque la virginité de Marie –, l’artiste remplit ici le premier plan de sa peinture d’un coussin rouge posé sur un tabouret. Ce coussin, symbole traditionnel de la luxure, se trouve sous le vase de lis blancs, qui se trouve lui-même sous le livre des Écritures, qui se trouve à son tour sous
Des espaces de prière le ventre de Marie. Les spectateurs qui lisent l’image du haut vers le bas comprennent ainsi que, dans le corps de la Vierge, le Verbe s’est fait chair sans compromettre la pureté de sa mère par des désirs luxurieux. Cette victoire de la pureté sur la luxure est ensuite qualifiée en termes bibliques par deux scènes figurées sur le pavement au sol, visibles entre l’ourlet de la robe de Marie et le coussin rouge : Samson renversant la colonne du palais philistin (Jg 16, 29-30) et David décapitant Goliath (1 S 17, 51). Ces événements violents, situés au premier plan et à côté du coussin, sont clairement destinés à suggérer la nature héroïque de l’humble obéissance par laquelle Marie a permis à Dieu d’accomplir des « merveilles » dans sa vie, comme elle le dira elle-même dans le Magnificat (Lc 1, 49). Bien qu’elle se déroule dans une église, cette Annonciation qui présente Marie comme la figure suprême de l’histoire d’Israël semble en effet faire écho aux paroles du Magnificat, où Marie affirme que le nom de Dieu est saint et que sa miséricorde s’étend d’âge en âge sur ceux qui le craignent. « Déployant la force de son bras, il disperse les superbes. Il renverse les puissants de leurs trônes, il élève les humbles. [...] Il relève Israël son serviteur, il se souvient de son amour, de la promesse faite à nos pères, en faveur d’Abraham et sa descendance à jamais » (Lc 1, 51-55). Et tout cela se passe dans le contexte de la prière : les mains et les yeux levés de Marie
La prière liturgique Chapitre troisième
Saint Isidore le Laboureur, école des frères Carracci xviie s., église Santi Simone e Giuda in Rubizzano, San Pietro in Casale, Bologne. 40 La liturgie est au cœur d’une vie de prière chrétienne. En elle, selon saint Augustin, le Christ « prie pour nous comme notre prêtre, prie en nous comme notre chef, est prié par nous comme notre Dieu46 ». Et la célébration eucharistique est au cœur de la liturgie. À lamesse, leChrist devient réellement présent en tant que prêtre et autel. Au cours de chaque célébration, les fidèles écoutent sa parole et participent à son mystère pascal, en recevant son Corps et son Sang. Une peinture bolonaise anonyme du xviie siècle, exécutée pour une paroisse de campagne proche de la ville, montre bien l’importance de la messe en tant que prière dans la vie des chrétiens ( 40). Elle représente un épisode de la vie d’un saint espagnol, Isidore le Laboureur, qui vécut entre le xie et le xiie siècle, mais qui ne fut canonisé qu’en 1622. Selon la Tradition, Isidore se préparait au travail en assistant à la messe du matin. Critiqué pour avoir préféré cet acte de piété au labourage de ses champs, il gagna l’admiration de ses détracteurs lorsqu’à l’heure où il se rendait à la messe, un ange fut aperçu en train d’effectuer les travaux agricoles à sa place. C’est cette scène que l’on observe dans l’œuvre : au premier plan, un prêtre élève l’hostie après la consécration et Isidore, agenouillé derrière le prêtre sur la première marche de l’autel, croise les mains sur sa
97 La prière liturgique poitrine et tourne un regard extatique vers le Christ présent dans le pain consacré. Pendant ce temps, à travers une large fenêtre, on voit un ange prendre la place du saint derrière l’attelage de bœufs. Malgré sa modeste qualité artistique, ce tableau fournit un certain nombre d’enseignements précieux. En premier lieu, le choix du sujet pour l’autel d’une église de campagne : un saint paysan capable de donner aux agriculteurs de la région le bon exemple du fidèle accomplissement de l’obligation d’assister à la messe les dimanches et les jours saints, sans se préoccuper des exigences du travail. La date de l’œuvre, probablement quelques années après la canonisation d’Isidore en 1622, est tout aussi significative : à la fin du xvie et au xviie siècle, l’Église a réitéré non seulement sa foi dans la présence réelle du Christ dans l’Eucharistie, mais encore dans le fait que la messe est la représentation fidèle du sacrifice de la croix. Ce n’est donc pas un hasard si le tableau souligne l’adoration du prêtre et du peuple, et montre l’hostie élevée au niveau de la croix dorée posée sur l’autel. L’accent mis par l’artiste sur la représentation précise des objets et des vêtements liturgiques (le crucifix et les chandeliers, le missel et les cartes de messe, le calice et la patène, l’aube, la chasuble, l’étole et le manipule du prêtre) reflète le ritualisme de la spiritualité catholique du xviie siècle, développé en réponse à la simplification radicale de la liturgie dans les églises protestantes. Cependant, notre tableau offre encore d’autres perspectives, plus importantes. Il raconte l’histoire d’un paysan espagnol pour qui la messe quotidienne était possible et même normale, et présente comme pertinents au xviie siècle des événements remontant à près de sept cents ans. De cette façon, l’œuvre montre clairement que la pieuse participation à la messe est une forme universelle de prière qui affecte la vie des plus simples des membres de l’Église, et ce depuis très longtemps : non seulement depuis l’époque de saint Isidore au xie siècle, mais encore – si nous nous souvenons de la messe quotidienne au cours de laquelle saint Antoine le Grand a reconnu sa vocation (voir chapitre 1, 14) – depuis au moins le iiie siècle ! En effet, on peut affirmer sans hésitation que, dans la vie de l’Église, la liturgie eucharistique a été la forme principale de la prière publique officielle pendant presque deux mille ans, sans interruptions ni altérations. Une prière sans interruptions Les premières communautés chrétiennes se réunissaient dans des maisons privées afin de célébrer un rite d’action de grâce à Dieu qui sera connu plus tard sous le nom d’Eucharistie. Elles le faisaient sous une forme rituelle déjà codifiée au milieu du ier siècle ( 41).
« Les premières communautés se réunissaient dans des maisons afin d’y célébrer l’Eucharistie. » 98
Fractio Panis, iiie s., catacombes de Priscille, « chapelle grecque », Rome. 41 99 Aux Corinthiens, parmi lesquels il avait prêché dans les années 50-52, saint Paul donnera en effet une série de règles de comportement pour les réunions au cours desquelles ils célébraient le «repas du Seigneur», en leur ordonnant de continuer à utiliser la formulation qu’il leur avait enseignée et qu’il légitimait en affirmant : « J’ai moi-même reçu ce qui vient du Seigneur, et je vous l’ai transmis : la nuit où il était livré, le Seigneur Jésus prit du pain, puis, ayant rendu grâce, il le rompit, et dit : “Ceci estmon corps, qui est pour vous. Faites cela en mémoire de moi.” Après le repas, il fit de même avec la coupe, en disant : “Cette coupe est la nouvelle Alliance en mon sang. Chaque fois que vous en boirez, faites cela en mémoire de moi.” Ainsi donc, chaque fois que vous mangez ce pain et que vous buvez cette coupe, vous proclamez lamort du Seigneur, jusqu’à ce qu’il vienne » (1 Co 11, 23-26). Il s’agit de la formulation la plus ancienne des paroles de Jésus lors de la dernière Cène. L’insistance de saint Paul pour qu’elle soit répétée exactement « chaque fois » que les chrétiens célèbrent l’Eucharistie est telle que, si elle n’était pas déjà en usage à Rome avant son arrivée, il est raisonnable de supposer que l’Apôtre l’a introduite au cours des années où il a vécu dans la capitale impériale. Il n’est donc pas surprenant que l’un des premiers textes sources de l’histoire liturgique chrétienne soit d’origine romaine : vers la fin du ier siècle, l’Église romaine est intervenue dans un conflit interne de l’Église sœur de Corinthe par une lettre (attribuée à l’évêque de Rome de l’époque, saint Clément) dans laquelle la nécessité de trouver une solution pacifique aux problèmes ecclésiaux est présentée dans un langage allusif à l’Eucharistie, comme un retour à la «communion47 ». Cette lettre de Clément de Rome, développant l’idée d’un ordre divin comparable à ce que nous voyons dans les institutions humaines telles que l’armée, décrit une Église structurée hiérarchiquement sur le modèle de l’ancien peuple d’Israël et avec des rites qui perfectionnent ceuxmentionnés dans l’Ancien Testament. L’autorité des prêtres qui célèbrent la liturgie est soulignée, et celle de l’évêque est conçue comme une expression du gouvernement de l’univers exercé par le Créateur qui est explicitement appelé « évêque ». Ce texte présente un intérêt extraordinaire non seulement pour le développement institutionnel qu’il documente dans l’Église romaine de l’époque, mais encore pour le fait d’identifier la structure de l’autorité ecclésiale avec la liturgie. Enfin les derniers chapitres de la lettre semblent constituer les bases d’une longue prière eucharistique. Une soixantaine d’années plus tard, à nouveau d’origine romaine, on trouve la première description de la liturgie dominicale chrétienne. L’auteur, JustinMartyr, est unGrec né à Naplouse en Palestine, un érudit païen et un professeur de philosophie converti au christianisme. Vers l’an 150, il se rend à Rome, et cinq ans plus tard, il rédige une Prima La prière liturgique
Chapitre quatrième La prière de supplication
Saint Sébastien, détail, Andrea Mantegna (v. 1431-1506), musée du Louvre, Paris. 53 134 La forme la plus naturelle de la prière est la supplication: l’appel à l’aide spontané que la créature adresse au Créateur. En effet, comme l’a dit saint Augustin, l’homme, est « le mendiant de Dieu60 », dont il dépend pour tout. Il n’est donc pas surprenant que les expressions les plus dramatiques du livre des Psaumes, l’anthologie des prières de l’Ancien Testament, présentent de sincères suppliques : « Sauve-moi, mon Dieu : les eaux montent jusqu’à ma gorge ! J’enfonce dans la vase du gouffre, rien qui me retienne ; je descends dans l’abîme des eaux, le flot m’engloutit » (Ps 68, 2-3) ; « Je crie vers Dieu, le Très-Haut, vers Dieu qui fera tout pour moi. Du ciel, qu’il m’envoie le salut : (mon adversaire a blasphémé!). QueDieu envoie son amour et sa vérité ! Je suis au milieu de lions et gisant parmi des bêtes féroces ; ils ont pour langue une arme tranchante, pour dents, des lances et des flèches » (Ps 56, 3-5) ; « Prends pitié de moi, Seigneur, je suis en détresse. La douleur me ronge les yeux, la gorge et les entrailles » (Ps 30, 10). C’est cette tradition littéraire que l’auteur de la Lettre aux Hébreux a à l’esprit lorsqu’il affirme que « pendant les jours de sa vie dans la chair, il [le Christ] offrit, avec un grand cri et dans les larmes, des prières et des supplications à Dieu qui pouvait le sauver de la mort » (He 5, 7a). Lorsque l’évangéliste Luc, décrivant Jésus à Gethsémani, dit qu’« entré en agonie, Jésus priait avec plus d’insistance, et sa sueur devint comme des gouttes de sang qui tombaient sur la terre » (Lc 22, 44), il veut exprimer ce degré de détresse. Nous pouvons supposer que les martyrs, par exemple saint Sébastien ( 53), ont fait écho à la supplication du psalmiste : « Seigneur, entends ma prière : que mon cri parvienne jusqu’à toi ! Ne me cache pas ton visage le jour où je suis en détresse ! Le jour où j’appelle, écoute-moi ; viens vite, réponds-moi ! » (Ps 101, 2-3.) Il existe cependant une différence fondamentale entre l’appel à l’aide des poètes d’Israël et la supplication des chrétiens. Alors que les psalmistes demandaient habituellement le châtiment de leurs bourreaux : « Dieu qui fais justice, Seigneur, Dieu qui fais justice, parais ! Lève-toi, juge de la terre ; aux orgueilleux, rends ce qu’ils méritent » (Ps 93, 1-2), Jésus a prié pour ceux qui l’ont crucifié, en disant : « Père, pardonne-leur : ils ne savent pas ce
Chapitre cinquième La lectio divina
La Vierge de l’Annonciation, Antonello da Messina (v. 1430-1479), Galleria Regionale di Palazzo Abatellis, Palerme. 67 166 La lecture aussi peut être prière. Bien sûr, le christianisme n’est pas une «religion du livre », mais plutôt une foi en la Parole, c’est-à-dire en ce Verbe de Dieu qui, dans le sein de Marie, « s’est fait chair » et « a habité parmi nous, et nous avons vu sa gloire » (Jn1, 14a). Les livres ont cependant une fonction spirituelle et l’art chrétien associe l’Incarnation elle-même à la lecture d’un texte, comme le montre clairement LaVierge de l’Annonciation d’AntonellodaMessina, oùMarie est représentée devant un livre ouvert qu’elle était manifestement en train de lire ( 67). L’archange Gabriel, habituellement présent dans les scènes d’Annonciation, est ici absent. La personne qui regarde le tableau prend donc la place du messager céleste à quelques mètres de la jeune femme qui, en remarquant notre présence, interrompt sa lecture. Sa main droite, magnifiquement raccourcie, exprime la surprise, tandis que samain gauche tire instinctivement son voile autour d’elle. La beauté intelligente de cette femme, son regard complice et le sourire qui effleure ses lèvres sont inoubliables : une beauté typiquement sicilienne qui plus est, avec les pommettes hautes et les yeux en amande de l’univers féminin sud-méditerranéen. La luminosité de son visage et de l’ample voile bleu, miracle de la nouvelle technique flamande à l’huile tant admirée par Antonello, devient unemétaphore de la lumière intérieure, de cette Lumière qui, à ce moment et en Marie, entre dans le monde. En réalité, tous les textes ne suscitent pas la prière, mais seulement ceux qui illuminent et donnent de la joie. Ici, il est clair que la jeune femme dépeinte par Antonello ne lisait pas quelque chose de mondain, d’ordinaire, ni même d’utile ; elle ne lisait pas pour le plaisir ou à des fins d’étude. Elle lisait la parole de Dieu dans l’attente révérencieuse qu’il s’y révèle ce que, dans son cas, le Très-Haut a fait d’une manière nouvelle, singulière et inimaginable, en prenant chair en elle. Ainsi, la surprise qu’elle manifeste n’est pas causée par l’ange, mais par une présence qu’elle a reconnue d’abord dans le texte qu’elle lisait, puis dans son propre cœur. Dieu avait promis : « Voici que la vierge est enceinte, elle enfantera un fils, qu’elle appellera Emmanuel (c’est-àdire : Dieu-avec-nous) » (Is 7, 14b).
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