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Jesus dans l’art et la littérature

Les extraits de la Bible figurant en hors-texte sont donnés dans la traduction Crampon (édition révisée de 1923). Unanimement appréciée pour ses qualités scientifiques et littéraires, le texte présenté dans cette bible est proche des originaux hébreux et grecs. Les citations de la Bible figurant – toujours en italique – dans le fil du prologue et des commentaires des œuvres d’art sont données dans une version, souvent plus libre, propre à l’auteur. Les autres citations, notamment d’artistes, ont été recueillies par l’auteur au long d’une vie. Autant que faire se peut, on en donne une référence actuellement vérifiable. Tous les encadrés intitulés «Dans l’histoire de l’art » sont signés Mario Choueiry. COUVERTURE : Christ Cima da Conegliano (vers 1459-1517 ou 1518) Huile sur bois de peuplier, 34,5 × 25,5 cm Dresde, Gemäldegalerie Alte Meister Je tiens à remercier plus particulièrement : Jean de Saint-Cheron qui a porté l’édition de ce livre et l’a élevé, avec patience et talent, jusqu’à sa parution ; Aude Mantoux, Marie-Amélie Clercant et Claire Lemoine pour la relecture critique qu’elles ont bien voulu faire de mes textes ; Isabelle Mascaras, pour la qualité de ses recherches iconographiques ; Marine Bezou pour sa belle conception graphique. Et aussi : Maciej Leszczynski, le père Frédéric Curnier-Laroche, Fleur Nabert et Sophie Mouquin, qui ont bien voulu me partager leur regard sur les chefs-d’œuvre de l’art chrétien ; mon beau-père, le peintre Gérard Ambroselli (1906-2000), qui m’a appris à apprécier dans les œuvres d’art ce en quoi elles sont appréciables en tant qu’œuvres d’art. Pierre-Marie Varennes Pierre-Marie Varennes AVEC LA COLLABORATION DE MARIO CHOUEIRY PRÉFACE D’EDWART VIGNOT Jesus dans l’art et la littérature

«Oui, je fais ma prière lorsque tout va mal. Vous aussi, et vous le savez bien. Nous nous jetons dans la prière et nous retrouvons le climat de notre première communion. Vous le faites, vous aussi. » Henri Matisse à Picasso Sommaire 6 Jésus-Christ dans l’art PRÉFACE 10 Jésus, mais qui donc est cet homme ? PROLOGUE 19 Jesus préfiguré 20 L’origine du monde 24 La main qui parle 28 Adam et Ève 32 Le Déluge et l’arche de Noé 37 Le sacrifice d’Isaac 40 Le fils bien-aimé vendu comme esclave 42 La traversée de la mer Rouge 47 Les dix commandements 51 Le prophète et la prostituée 52 Les grands-parents de Dieu 54 Le prophète ultime 57 Une vie de Jesus 58 L’Annonciation 62 Voici que la jeune fille est enceinte 65 Visitation au soleil couchant 67 Les anges dans nos campagnes 70 Il est né le Divin Enfant 74 Les rois mages 79 Marie, mère de Jésus 82 Présentation de Jésus au Temple 84 La fuite en Égypte 88 Le massacre des Innocents 91 La Sainte Famille 94 Jésus et son père 96 «Le plus beau des enfants des hommes » 100 Un gamin et sa mère 105 Jésus au travail avec son père 107 Jésus à douze ans, retrouvé au Temple 108 Jésus est baptisé 110 Jésus fait retraite au désert 115 Jésus enrôle des apôtres 116 Jésus change l’eau en vin 120 Jésus révèle le secret du bonheur 124 Jésus, le Bon Berger 127 Jésus et la femme de Samarie 128 La femme adultère 132 La tempête apaisée 137 La brebis perdue 138 Jésus et les enfants 142 Jésus rend la vue aux aveugles 144 Le bon Samaritain 150 Le fils prodigue 154 Jésus transfiguré 159 Jésus ressuscite son ami Lazare 165 Jésus entre triomphalement dans Jérusalem 166 Jésus partage son dernier repas 168 Jésus lave les pieds de ses commensaux 172 Jésus communie le disciple qu’il aime 177 Jésus entre en agonie 178 Jésus est réconforté par un ange 183 Jésus reçoit le baiser de Judas 188 Jésus est condamné à mort 193 Le Christ à la colonne 195 Jésus est couronné d’épines 196 Voici l’homme ! 200 L’Agneau de Dieu 205 Simon de Cyrène réquisitionné pour aider Jésus 208 Le regard du supplicié 212 Jésus se meurt, Jésus est mort 216 Jésus exposé sur la croix 221 Le Sacré Cœur de Jésus 222 Marie-Madeleine, la bien-aimante 226 Jésus ressuscite 229 L’aube de Pâques 232 En chemin, Jésus explique la Bible 237 Jésus célèbre la première messe 238 Saint Thomas n’y croit pas 242 Jésus passe de ce monde à son Père 247 La fin de l’histoire 248 Jésus, le Sauveur du monde 252 Jésus envoie le Paraclet 255 Jésus caché dans une bouchée de pain 258 Jésus caché dans son Église 263 Jésus caché dans sa Parole 264 Jésus caché au cœur de nos vies 268 Le visage de chaque être, visage de Dieu 272 Jésus caché en tout être humain 277 Jésus reviendra donc dans la gloire 278 L’humanité élevée au plus haut des cieux 282 D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? 286 Crédits iconographiques 287 Crédits et sources des citations

6 JESUS DANS L ART ET LA LITTERATURE En 1995, un de mes tout premiers emplois fut, au musée des Beaux-Arts de Strasbourg, de raconter lors de la période de Noël, à des enfants âgés de cinq à sept ans, l’histoire de Jésus au travers de quatre épisodes de sa vie illustrés par des œuvres exposées dans les collections permanentes. Cette visite, qui n’excédait pas quarante-cinq minutes, durée d’attention maximale que l’on pouvait espérer d’un si jeune auditoire, débutait immuablement par La Visitation, un petit format de Petrus Paulus Rubens (1577-1640), suivie d’une exquise Adoration des bergers de Carlo Crivelli (vers 1430-1435 – vers 1493-1500), puis d’une immense Adoration des mages peinte sur toile de Bartolomeo Biscaino (vers 1632-vers 1657), pour se conclure avec une délicate Fuite en Égypte de Claude Gellée dit le Lorrain (1600-1682). Au-delà de l’évocation de cette simple anecdote, ce qui à l’époque me frappa, c’est de voir combien la figure de Jésus, sa représentation physique n’avait en soit que peu d’importance, car seule comptait la part de la magie narrative. Le Christ enfant aurait été trapu ou filiforme, blond, brun ou même rouquin, cela n’aurait eu aucune incidence sur l’émotion ressentie. Le concept semblait plus fort même que la représentation humaine du Fils de Dieu. À mon grand étonnement, cette idée se trouva même renforcée le jour où, demandant à un petit groupe d’enfants quel stratagème le peintre Biscaino avait trouvé pour que l’on reconnaisse immédiatement l’Enfant Jésus entouré de ses « célèbres parrains », l’un d’eux s’exclama : «Trop facile, il a une tête d’ampoule ! » Passé l’effet de surprise, en y réfléchissant bien, notre tout jeune spectateur avait immédiatement compris que cette auréole lumineuse cristallisait de manière incandescente toute la symbolique du christianisme ! Ainsi, de la narration, fruit de la plus pure des traditions orales, aux Écritures puis aux textes littéraires, l’image de Jésus fut portée et forgée par de très nombreux artistes se nourrissant les uns des autres, et ce afin de construire mais aussi de produire ces innombrables portraits et autres scènes emblématiques de la vie du Sauveur. Mais rappelons-nous qu’avant d’être une incarnation, le Christ a été une « Idée » et plus exactement une métaphore à travers divers symboles par essence chrétiens. Après le IVe siècle de notre ère, la représentation du Christ, acteur majeur du Nouveau Testament, fut humaine bien que reposant souvent sur des typologies inventées, idéalisées : il en résulte une quantité infinitésimale de physionomies, toujours proches d’un type oriental, et les historiens actuels s’accordent à décrire le physique de ces Christ comme étant de type « syro-palestinien». Jesusdans l’art EDWART VIGNOT PRÉFACE 7 Ce n’est qu’à la Renaissance que fut établi le canon d’un Jésus-Christ de type caucasien, que nous qualifierions même aujourd’hui d’européen. Donner une image du Christ, quelle délicate mission ! Quelle ambition ! Comment représenter Dieu ? Dieu fait homme, mais Dieu malgré tout. Nos frères juifs, comme nos frères musulmans, ont pris un chemin aniconique : Dieu ne peut être représenté, il ne doit donc pas l’être. Cette question se pose en termes différents aux chrétiens adorant un Dieu incarné. Dieu, par cette incarnation même, ne nous donne-t-il pas une image de Lui ? Que faire, dès lors, du deuxième commandement du Décalogue, énoncé par deux fois dans l’Ancien Testament (Ex 20,4 ; Dt 5,8) : «Tu ne te feras point d’image taillée, ni de représentation quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux, qui sont en bas sur la terre, et qui sont dans les eaux, plus bas que la terre. » Ces questions agitent légitimement les théoriciens des premiers temps du christianisme. L’image, peinte ou sculptée, est en effet un support de dévotion et un outil de connaissance essentiel pour les communautés chrétiennes naissantes avant même l’établissement de sources écrites qui resteront longtemps difficilement accessibles au plus grand nombre. L’image est également un précieux vecteur de diffusion de cette foi nouvelle. Avant de représenter le Christ sous son apparence humaine, on dessine son nom sous la forme d’un poisson, ichthus, acronyme grec de « Jésus-Christ, Fils de Dieu, Sauveur ». Très vite, les premières sources iconographiques chrétiennes s’attachent à la figure du Christ, cœur du message évangélique. Néanmoins, les artistes représentent le Christ et non la vie du Christ. Il est montré tel un philosophe, drapé dans une toge, sans mise en scène particulière, ou en Bon Pasteur. Ce parti pris, qui s’attache avant tout à la nature humaine de Jésus-Christ, n’empêche pas l’émergence des représentations du Christ pantocrator, c’est-à-dire du Christ en gloire, sur les mosaïques byzantines. La nature divine du Christ, représenté dans son corps glorieux, est alors privilégiée. Ces bourgeonnements iconographiques spontanés vont rapidement être mis en cause, et leur légitimité discutée. La violence de la querelle iconoclaste qui agite l’Empire byzantin à partir de l’an 726 témoigne de l’enjeu crucial de cette question. L’existence même de représentations du Dieu fait homme donne lieu à des affrontements entre chrétiens au sein de l’Empire romain d’Orient. S’opposent les iconodules, partisans de la représentation divine, et les iconoclastes, qui la condamnent. Le siècle est marqué par les destructions d’images et des persécutions successives et réciproques. La question est résolue en partie lors du deuxième concile de Nicée en 787, qui rétablit le culte des images et autorise officiellement la vénération des images saintes. Jusqu’au XIIIe siècle environ, les artistes déclinent l’image d’un Christ puissant et triomphant, le visage calme jusque sur la croix. Apparaissent ensuite des œuvres donnant à voir aux fidèles l’image d’un Christ en croix souffrant, décharné, le corps déformé par les sévices de la Passion. L’humanité du Fils de Dieu prend chair dans les faiblesses humaines, dans nos peurs, nos souffrances. Son visage, baissé, va parfois jusqu’à prendre l’apparence d’un masque mortuaire.

8 JESUS DANS L ART ET LA LITTERATURE Ces œuvres font écho à une sensibilité théologique médiévale particulière, dans laquelle les questions de la mort et de la souffrance occupent une place centrale. La Renaissance venue d’Italie transpose dans les scènes religieuses les décors et les canons physiques antiques. La déclinaison de cette beauté profane passionne les artistes, au point peutêtre de dépasser le cadre de la dévotion et de s’abîmer dans la délectation esthétique. En effet, au XVIe siècle, la Réforme protestante pose à nouveau la question des représentations figurées de la personne divine et de leur rôle dans la piété populaire. La dévotion aux images se heurte, une fois encore, aux accusations d’idolâtrie. Une grande méfiance renaît à l’égard des images, particulièrement des représentations divines considérées comme de possibles supports de superstition. L’Église se prononce une nouvelle fois sur ce sujet épineux lors du concile de Trente, convoqué en 1545. Les évêques réunis y affirment que l’on peut retirer grand fruit du légitime usage des images qui peuvent instruire et affermir le peuple dans les articles de foi et être utiles pour des gens sans instruction. Ce rôle didactique de l’image concerne également la représentation du Christ. Il est par conséquent donné toute liberté aux artistes et à leurs commanditaires pour la production d’images, peintes ou sculptées, représentant le Christ, les saints, ainsi que la Vierge dont le culte vient d’être réaffirmé. Cela explique, à partir de la fin du XVIe siècle, la multiplication des représentations du Christ enfant sur les genoux de sa mère : Nativité, Adoration des mages ou des bergers, Sainte Famille, Vierge à l’Enfant, Repos pendant la fuite en Égypte. Les artistes tirent des quatre Évangiles canoniques les épisodes de la vie du Christ, parfois complétés par des récits issus des évangiles apocryphes, qui ont la particularité d’insister sur l’enfance du Christ et irriguent une partie de l’imaginaire chrétien. On leur doit, par exemple, la présence du bœuf et de l’âne qui réchauffent de leur souffle le Christ enfant dans les Nativités. Ces sources iconographiques se mêlent bien sûr à l’inventivité propre de l’artiste et à la volonté du commanditaire. Cette histoire mouvementée se devine à travers les représentations du Christ que des siècles d’histoire de l’art nous ont livrées. Elles sont légion et prennent corps à travers tous les media. Mosaïques, peintures, sculptures, gravures et vitraux, des premiers temps du christianisme jusqu’à aujourd’hui, composent en camaïeu la vision humaine d’un Dieu incarné. Ces images du Christ, qu’il soit puissant, souffrant ou enfant, emportent croyants et non-croyants dans les profondeurs d’une réflexion intime. Elles sont également le témoignage historique de plus de vingt siècles de création artistique adossée au récit biblique. L’Église, principal et puissant commanditaire des artistes, a ainsi assuré la vivacité d’une image christique dont la permanence n’a pas empêché le perpétuel renouvellement. Le rapport boulimique de notre société contemporaine à l’image, qui pourrait parfois fatiguer notre œil ou émousser notre capacité d’admiration, n’ôte, je crois, rien à la puissance de ces images dont le présent ouvrage réunit un admirable florilège. Le Portement de croix Le Greco (1541-1614) Vers 1602 Huile sur toile, 108 × 78 cm Madrid, musée du Prado

10 JESUS DANS L ART ET LA LITTERATURE Jesus, mais qui donc est cet homme ? PIERRE-MARIE VARENNES «Il n’est en art qu’une chose qui vaille : celle qu’on ne peut expliquer.» Georges Braque PROLOGUE 11 Dans notre culture, depuis près de vingt siècles, le principal sujet et motif choisi par les artistes et les écrivains a sans conteste été un prophète juif nommé Jésus de Nazareth en référence à son origine géographique. Fondateur du christianisme, il est plus volontiers appelé Jésus-Christ par les croyants pour signifier la mission divine de Sauveur du monde dont il se proclamait investi. La « vie » et le message de ce Jésus nous ont été transmis principalement par quatre récits distincts rassemblés sous le nom d’Évangiles. Les grands génies dont ce livre vous propose d’admirer les chefs-d’œuvre avaient une connaissance profonde, intime même, des Évangiles. De surcroît, la plupart pratiquaient fidèlement la religion chrétienne et entretenaient avec ce personnage historique une relation de vénération et d’amour. En notre époque postmoderne, la connaissance de Jésus et de sonmessage est généralement devenue superficielle, voire insignifiante. Il semble donc essentiel de revisiter rapidement son «histoire », sa geste et l’essentiel de son enseignement avant d’accéder aux mystères que donnent à contempler les œuvres d’art reproduites dans cet ouvrage. Jésus naît vers l’an 6 avant notre ère1 au cœur de l’Orient gréco-romain, précisément dans le royaume de Judée, sous le règne d’Hérode Ier, dit le Grand. À cette époque, Hérode arrive au terme d’un règne brillant qui avait commencé une trentaine d’années plus tôt. Il souffre d’un mal incurable qui va bientôt l’emporter. La question de sa succession l’obsède et il s’emploie à déjouer intrigues et complots, réels ou imaginés, ourdis par ses proches. Son œuvre a marqué son temps : n’a-t-il pas été jusqu’à restaurer les Jeux olympiques tombés en désuétude, pour en être nommé président à vie ? En monarque dur et avisé, et souvent au prix du sacrifice des sujets de son royaume, il a contribué demanière décisive à faire passer la terre nationale des Juifs à la modernité gréco-romaine. La langue et l’administration sont devenues grecques, et nombre de villes reconstruites ou nouvelles rivalisent de splendeur avec les cités helléniques : voies de communication pavées, portiques et aqueducs, théâtres et palais, hippodromes et cirques, et jusqu’aux amphithéâtres témoignent d’un passage accéléré à la civilisation païenne. L’Empire romain, dont Auguste est alors le souverain, apprécie l’indéfectible « amitié » d’Hérode le Grand. La mémoire des Juifs conserve surtout de lui l’image du reconstructeur du Temple grandiose qui, à Jérusalem, leur capitale ancestrale, remplissait alors les fonctions de sanctuaire royal. Selon les récits évangéliques, c’est dans ce contexte que Marie, femme de Joseph, met au monde son fils premier-né à Bethléem, en Judée, à quelques kilomètres au sud de Jérusalem. Suivant la tradition juive, huit jours plus tard, à l’occasion de sa circoncision, ses parents donnent au nouveau-né le nom de Jésus, Yéshûâ en araméen (la langue sémitique locale), qui signifie «Dieu sauve ». Après un court exil imposé par les persécutions d’Hérode, et que l’Évangile situe en Égypte, Joseph et Marie s’en reviennent vivre au nord de la Palestine, àNazareth de Galilée, ville dont ils sont originaires. Le modeste bourg est situé à six kilomètres de la puissante et somptueuse Sepphoris qu’Hérode Antipas, succédant à son père mort en 4 avant notre ère, avait décidé de reconstruire pour en faire sa première capitale. Ainsi Jésus enfant sera-t-il témoin direct de la façon dont cet Hérode de la deuxième génération poursuit la politique paternelle d’ouverture à la culture gréco-romaine. On ne sait pas grand-chose des faits et gestes de Jésus enfant. Il suit les progrès de l’âge comme tous les autres enfants. Sur une terre imprégnée de culture grecque dite « hellénistique », il est élevé selon les traditions du milieu juif populaire auquel il appartient et qui le nourrit de la sève ancestrale. Sans doute le jeune Jésus se joint-il aux assemblées régulières qui se tiennent dans le cadre familial et dans les synagogues, où l’on prie, chante les psaumes, lit et 1 Notre ère, autrement dit « après Jésus-Christ », commence à la date présumée de la naissance de Jésus, telle qu’elle a été fixée, à quelques années près, par un moine savant au VIe siècle. Aujourd’hui, les historiens établissent la naissance de Jésus entre l’an 9 et l’an 3 avant notre ère.

12 JESUS DANS L ART ET LA LITTERATURE 2 L’«Écriture» ou les «Écritures» désignent pour les Juifs et dans la bouche même de Jésus « la Loi et les Prophètes », c’est-à-dire l’ensemble des livres des traditions juives réputés avoir été inspirés par Dieu. Rédigés par des humains, ces livres ont vocation à dévoiler que l’histoire a un sens : c’est la Révélation. Ce sens sera déterminé par l’Alliance entre le projet de Dieu et la liberté humaine. Quand les chrétiens ont ajouté les livres du Nouveau Testament à ce corpus appelé désormais Ancien Testament, ils ont constitué la Bible, volontiers appelée l’«Écriture sainte». 3 Pour les Juifs, la Torah, la Loi, n’est pas seulement le Décalogue (les dix commandements) mais l’ensemble des cinq premiers livres qui constitueront la Bible : Genèse, Exode, Lévitique, Nombres et Deutéronome. Ainsi la Torah réunit-elle non seulement des centaines de lois et commandements, mais encore des récits plus ou moins mythiques et plus ou moins historiques qui constituent l’histoire inspirée de l’Alliance entre Dieu et son peuple, Israël. 4 Nom que portait le « peuple élu » constitué des descendants d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, et ce jusque vers le VIe siècle avant notre ère. Alors on commencera à l’appeler « peuple juif ». commente les Écritures2. Ses talents futurs de prêcheur et sa profonde connaissance de la Torah3, des livres prophétiques et des écrits des sages peuvent laisser penser qu’il reçoit l’enseignement de scribes et de maîtres réputés, versés dans les débats subtils sur l’Écriture. Cependant, les récits évangéliques, rapportant les dires des témoins directs de son enfance, invitent plutôt à supposer que tel n’est pas le cas : « Où a-t-il appris tout cela ? D’où lui vient sa science ? » s’exclament-ils, étonnés (Mc 6,2). À TRENTE ANS, JÉSUS QUITTE SON ATELIER DE CHARPENTIER Parvenu à sa pleine maturité, vers l’âge de trente ans, Jésus quitte un temps la Galilée et l’atelier de charpentier qu’il a repris à son père pour se retirer au désert de Judée. Bien des ascètes l’y ont précédé, et certains y vivent au sein de communautés près des rives occidentales de la mer Morte. Plus au nord, au bord du Jourdain, Jésus retrouve un prêcheur réputé, son cousin Jean, dit le Baptiste, qui, reprenant les imprécations des grands prophètes d’Israël, annonce l’avènement prochain du règne de Dieu, dit « royaume des cieux ». Jean pratique un rite de baptême individuel inédit, administré comme un signe de purification des péchés à tout homme résolu à une conversion de vie radicale par la voie de la pénitence. Pour Jésus, l’expérience du désert ne s’arrête pas là. Dans l’esprit même de la « traversée du désert » accomplie par les Hébreux4 – ses ancêtres libérés de l’esclavage en Égypte sous la conduite de Moïse, dont l’errance dura quarante ans avant leur entrée en Terre promise –, il y séjourne pendant quarante jours, priant et jeûnant. Il y traverse aussi une série d’épreuves qui lui font endurer la somme des tentations humaines en un combat pathétique contre les forces du Mal globalement mobilisées contre lui sous le nom de Satan, de « diable » ou de « tentateur ». Entrevoyant la fin de son pouvoir sur l’humanité du fait qu’un homme éventât toutes ses séductions, le tentateur finit par se retirer afin de préparer le dernier combat, à mort celui-là, dont l’enjeu sera le pouvoir sur le monde. À l’issue de sa retraite au désert, Jésus retourne en Galilée. Se détachant définitivement de ses tâches professionnelles, il réunit quelques disciples et commence à parcourir la région, prêchant « l’évangile de Dieu » (euaggelion en grec, c’est-à-dire « bonne nouvelle »). Devant des auditoires qui bientôt croissent en proportion de sa réputation, il développe le thème majeur du royaume des cieux dont Jean le Baptiste, son précurseur, avait bien saisi la fonction cardinale. Jésus, lui, ne parle plus d’imminence mais de présence actuelle : « Le royaume des cieux est au milieu de vous », répète-t-il partout où il passe. « Heureux ceux qui ont un esprit de pauvre : le royaume des cieux est à eux. Heureux les doux : ils vont conquérir la terre. Heureux les malheureux : ils vont être consolés. Heureux les affamés de justice : ils vont être rassasiés. Heureux ceux qui pardonnent : ils vont être pardonnés. Heureux les cœurs purs : ils vont voir Dieu. Heureux les artisans de paix : ils vont être appelés fils de Dieu. » C’est par cette proclamation (cf. Mt 5,3-12), où tout est paradoxe mais où rien ne se contredit, que Jésus ouvre un discours programme à l’adresse d’une foule innombrable qui, de toutes parts, afflue à lui, ici sur une hauteur de Galilée. L’édification du royaume des cieux prônée par Jésus est tout intérieure. Pour changer le monde, elle doit d’abord avoir lieu au cœur de l’homme, sur les ruines de tout ce qui fait son malheur : soif de richesses, de pouvoir et de jouissance, avec leurs corollaires, vol, tromperie, injustice, 13 PROLOGUE violence, meurtre. « Malheureux homme que je suis ! Qui donc me délivrera de la loi du péché qui m’entraîne à la mort ? » (cf. Rm 7,24) crions-nous vers le ciel ! « Heureux êtes-vous ! » répond Jésus. Pour faire participer toute l’humanité à ce bonheur promis, il n’édicte pas des préceptes qu’il suffirait de suivre pour être en règle. Il vient changer les cœurs, pas la Loi. Jésus limite d’abord ses déplacements à un territoire que balisent trois bourgs : Nazareth, Naïm et Cana. Puis il se transporte vers l’est, gagnant les rives occidentales de la mer deGalilée, ou lac deGénésareth, et fait de Capharnaüm, tout au nord, la base d’où il rayonne sans répit. Le lac, dit « de Tibériade » après qu’Hérode Antipas a fait de la ville de Tibériade sa nouvelle capitale, l’attire volontiers. La traversée en barque en est facile, donnant accès aux contrées orientales gagnées à la culture et aux mœurs païennes, où Jésus ne répugne pas à s’aventurer. C’est dans les limites de ce triangle élargi, avec son déploiement vers le lac, que Jésus appelle à le suivre ceux que bientôt il choisit comme ses douze apôtres (apostolos, « envoyés », en grec) qu’il qualifiera aussi de diakonos, en français « serviteurs ». Ces hommes d’âges et d’origines sociales très divers seront pendant trois ans ses proches compagnons et ses collaborateurs attitrés, puis jusqu’à la fin de leur vie les missionnaires de l’Évangile et « les serviteurs des serviteurs de Dieu ». Au-delà des apôtres, un groupe important de disciples, hommes et femmes, le suit, assurant notamment son intendance. Progressivement, une fraternité véritable s’organise, qui s’apparente très tôt à un nouveau mouvement au sein du peuple juif, provoquant enthousiasme et admiration chez beaucoup, irritation et hostilité chez d’autres. LE COMPAGNON DES IVROGNES ET DES GOINFRES Entouré ou précédé de ses disciples, Jésus étend bientôt le champ de sa mission pour, pendant de longs mois, à partir de la Galilée, emprunter les grands axes routiers, d’est en ouest et inversement. Ces voies débouchent sur les ports méditerranéens, Tyr entre autres, tout au nord, où il séjourne. Elles mènent également, à l’est du Jourdain, aux cités grecques de Césarée de Philippe, de la Syrie, de la Décapole (réseau de dix villes) et d’ailleurs. La culture étrangère, gréco-romaine ou orientale, emprunte ellemême ces voies, sur lesquelles l’usage du grec est souvent requis. Jésus se déplace donc comme le font les commerçants, les hommes d’affaires et les colporteurs d’idées. Il va loin, jusqu’à trois cents kilomètres, dans toutes les directions. En tous lieux, son enseignement pénètre comme une puissante semence, et sa communauté, car communauté il y a vraiment, essaime. Les nombreux « signes » – souvent qualifiés de miraculeux – que Jésus accomplit nourrissent sa réputation de thaumaturge aux dons polyvalents. Aussi l’accueille-t-on volontiers comme l’un de ces « hommes divins », magiciens itinérants ou prophètes inspirés, figures qui ne sont pas étrangères aux populations méditerranéennes et orientales d’alors. Pour autant, les contemporains de Jésus, dès qu’ils sont confrontés à lui, directement en tant qu’auditeurs de sa parole et témoins de ses œuvres, perdent, semble-t-il, toute référence à des modèles connus ou annoncés. Car le Jésus qui se révèle ne laisse pas de surprendre : qui attendait un ascète mortifié découvre un bon vivant, dénoncé comme « compagnon des ivrognes et des goinfres » (Lc 7,33) ; qui attendait un « pur » découvre « un ami des publicains [collecteurs de l’impôt romain, très impopulaires] et des pécheurs » (Mt 11,19) ; qui attendait un interprète scrupuleux de la Loi mosaïque découvre un observant fidèle qui peut néanmoins se comporter en transgresseur scandaleux, allant jusqu’à enseigner que la Loi est faite pour l’homme et non l’homme pour la Loi (cf. Mc 2,27) ; qui attendait unmaître spirituel découvre un guide inspiré se refusant pourtant à toutemanipulation de ses disciples ; qui attendait un Messie royal appelé à régner et à bouter hors de la terre d’Israël l’envahisseur païen découvre un serviteur, « doux et humble » (Mt 11,29), rétif à toute prise de pouvoir sur les autres… Ses adversaires, qui se recrutent principalement parmi les autorités religieuses et les notables juifs, ont beau jeu de démontrer que cet homme ne peut être qu’un imposteur ou un possédé du démon. Mais le peuple continue à suivre Jésus en une foule chaque jour plus nombreuse. Car « Jamais homme n’a parlé comme cet homme » (Jn 7,46). Les quatre récits évangéliques s’accordent à dire qu’il émanait de Jésus un

14 JESUS DANS L ART ET LA LITTERATURE charisme qui dépassait l’humain mais qui en même temps savait toucher l’intime des cœurs. Après trois années de prédication fructueuse, Jésus quitte la Galilée et ses alentours pour gagner la Judée. Il connaît la Judée et Jérusalem, sa capitale religieuse, avec son Temple et ses pèlerinages. Il y a de la famille et des amis, particulièrement Lazare dont le récit évangélique rapporte qu’il le ressuscita. De Galilée, des incursions régulières l’ont mené vers cette province désormais directement gouvernée par Rome. Deux pouvoirs – administratif et religieux – s’y exercent en deux capitales distinctes, respectivement Césarée et Jérusalem. Le gouverneur romain, dit «procurateur », ou «préfet », est, depuis 26, Ponce Pilate. Il réside à Césarée, cité nouvelle qu’Hérode le Grand avait fait bâtir sur la Méditerranée pour défier le port du Pirée. S’y trouvent l’ensemble des services, militaires et administratifs, culturels et bien sûr ludiques. Jérusalem, avec son Temple, est quant à elle la ville du grand prêtre et du corps sacerdotal, ainsi que du sanhédrin, l’instance juive suprême des études officielles des Écritures et des débats sur la Loi, bref, le siège centralisé des rouages institués qui assurent le fonctionnement du système social et religieux juif que plus tard les chrétiens désigneront sous le nom de « judaïsme ». Jérusalem est aussi le point de convergence des Juifs affluant de toute la Palestine et de la diaspora lors des grandes fêtes – lesquelles prennent parfois un tournant houleux. En Judée, les conflits ne manquent pas, et ils sont le plus souvent durement réprimés. L’équilibre des deux pouvoirs ne va pas de soi, mais il est fermement maintenu. JÉSUS EST-IL « LE MESSIE » ? C’est dans ce climat complexe que Jésus se présente en Judée, accompagné de ses apôtres. Il est précédé d’une solide réputation de leader à grand succès. L’annonce de la venue du royaume des cieux est toujours la pointe de son enseignement. Elle n’est pas neutre à l’égard des deux autorités coexistantes. Chez les dirigeants juifs principalement – l’autorité romaine n’intervenant qu’en cas de troubles graves –, la suspicion va évoluer en opposition puis en hostilité. Il faut dire que la doctrine morale que préconise Jésus, dans le prolongement même des textes prophétiques de l’Écriture, tire des leçons positives du fait que la juridiction politique de la terre nationale se trouve sous domination étrangère. Une telle situation a valeur de parabole. Le message novateur de Jésus s’accommode de la distinction des rôles entre Dieu d’une part, et César de l’autre, avec leurs droits respectifs. Le message de Jésus est universaliste, dans la mesure où il s’adresse à chaque conscience, à commencer, bien sûr, par celle de chacun des membres du peuple juif, mais sans exclusive ni même privilège. Ainsi Jésus est-il, de fait, un concurrent sérieux des pharisiens, influents promoteurs d’une doctrine élaborée pour le peuple juif considéré comme une entité sainte et souveraine. Pour ces pharisiens, l’interprétation des Écritures, prérogative traditionnelle des prêtres de Jérusalem, doit rayonner partout, jusqu’au domicile de tout sujet de la Loi mosaïque. L’acte nécessaire de sanctification devient possible loin du Temple et sans les prêtres, chaque table familiale purifiée dans les règles ayant une fonction analogue à celle de l’autel des sacrifices. En nombre de ses aspects, la Loi «nouvelle et éternelle » que propose Jésus recouvre cet idéal. Mais elle le dépasse, ouverte qu’elle est à tous les hommes, où qu’ils soient et quels qu’ils soient ; et elle l’élève à l’infini en lui donnant pour critère non pas des attitudes extérieures souvent empreintes d’hypocrisie, mais la disposition à « aimer en actes et en vérité » (1 Jn 3,18). Un autre facteur joue contre Jésus, c’est la confirmation et, bien plus, la qualification du crédit dont il jouit auprès des foules. Celles-ci inclinent à reconnaître en lui le Messie, le descendant du roi David qui va libérer Israël de l’occupation païenne, selon l’espérance de beaucoup. D’après les récits évangéliques, ce titre de Messie ou celui de « fils de David » sont clamés à plusieurs reprises en présence de Jésus ou à son propos. Cette renommée donne lieu à des manifestations d’enthousiasme à l’occasion des grandes fêtes religieuses, à Jérusalem et à proximité, mais aussi à des controverses parfois vigoureuses. Au sein de la société juive sous occupation romaine, l’attente du Messie est le plus souvent imprécise, hésitante et timide. Autour de Jésus, elle prend une forme résolue, pleine et dynamique. Le peuple édifié par Jésus se trouve de plus en plus gagné par l’idée, et même par la conviction 15 PROLOGUE que sa personne réunit l’ensemble des vertus dites «messianiques ». En grec, «messie », c’est-à-dire « consacré par l’onction divine », se dit khristos, « Christ », et « messianique », khristianos – ce terme signifiera bientôt « chrétien ». La foule des hommes et des femmes qui acclament ainsi Jésus n’est-elle pas déjà, en puissance, la communauté « chrétienne » ? Sauf dans le secret d’un entretien particulier, Jésus évite néanmoins de déclarer qu’il est le Messie, terme qui signifierait trop restrictivement «messie d’Israël ». Son attitude autant que ses formules, dans ses prières et plus encore dans ses impénétrables expériences mystiques, commencent de faire percevoir que tout se joue pour lui dans le caractère tout à fait unique de sa relation filiale à Dieu. « Notre Père » : ainsi débute la prière que Jésus enseigne à ses disciples. Ces deux mots affectueux adressés à Dieu ont transformé l’humanité. Que Dieu soit un Père pour tous, le peuple juif l’avait entrevu depuis longtemps : souvent exigeant et redoutable (Dt 7,21), Dieu n’est-il pas aussi lent à la colère et plein d’amour (Ex 34,6) ? Mais les « fils d’Israël » s’appropriaient jalousement la tendresse de Dieu, et ils auraient craint d’abaisser le Tout-Puissant en s’adressant à lui avec la familiarité confiante de l’enfant qui sait pour l’avoir éprouvé que son père n’est qu’amour. Jésus, lui, appelle Dieu «Père », Abba en araméen. Revendiquant d’être proche de Dieu Père au point de ne faire qu’un avec lui (Jn 10,30), s’affirmant ainsi Fils unique engendré du Père (cf. Jn 1,18), Jésus invite tous les hommes et toutes les femmes de tous les temps à se reconnaître ses frères et ses sœurs afin que par lui, avec lui et en lui, ils puissent en vérité s’adresser à Dieu en l’appelant « Notre Père ». À cet effet, les trois Évangiles selon saint Mathieu, saint Marc et saint Luc, ainsi qu’une lettre de saint Paul rapportent que la veille de sa mort, Jésus réunit ses disciples pour prendre avec eux un dernier repas, dénommé la Cène. Au cours de celui-ci, il leur offre de devenir en quelque sorte membres de son corps. Prenant le pain, il le partage et le leur distribue en disant : « Ceci est mon corps qui va être livré pour vous » (cf. Lc 22,19). Et, prenant la coupe de vin, il la leur partage en disant : « Ceci est mon sang qui va être versé pour la multitude » (1 Co 11, 23-25). Puis, selon le quatrième Évangile, à la fin du repas, Jésus leur confie son testament : « Mes petits enfants, je vous donne un commandement neuf : aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés. Celui-là seul qui m’aime, c’est celui qui demeure fidèle à ce commandement. Or, celui qui m’aime est aimé par mon Père, et nous viendrons en lui, et en lui nous ferons notre demeure. » (Jn 13,33-34 ; 14,15-23) De l’accomplissement du Notre Père et de la mise en pratique du commandement neuf est appelée à surgir une communauté de frères et de sœurs, l’« assemblée » (en grec ekklêsia, «Église ») des «fils de Dieu », reconnus tels non par leur génération humaine, ni par leur appartenance à une ethnie ou à une religion, mais parce que véritablement nés de Dieu par Jésus, avec lui et en lui. Cette grâce d’une nouvelle et éternelle filiation divine pour tous les êtres humains s’adressait d’abord et de soi aux Juifs, les héritiers de la promesse primordiale faite à Abraham. Accepteraient-ils de constituer le noyau originel de ce peuple naissant, l’authentique peuple de Dieu désormais ? Et reconnaîtraient-ils en Jésus le prophète des temps nouveaux, désigné directement par Dieu comme son Fils unique, venu dans l’histoire apporter la grâce du salut à la multitude des hommes, sans distinction ni de sexe, ni d’origine, ni de race, ni de statut social, ni encore de capacités et facultés personnelles ? Or, voici que l’appel de Jésus va être reçu par les autorités du peuple juif comme un défi, le don gratuit comme une provocation. La grâce qui entend s’offrir comme la ratification la plus authentique et la plus espérée de l’élection divine revendiquée par Israël va être comprise comme une tentative de dépossession de l’héritage déjà reçu. Alors, la prétention de Jésus à la divinité apparaît comme le pire des blasphèmes, passible de la peine de mort. PASSIBLE DE LA PEINE DE MORT Alors que Jésus est à Jérusalem pour la fête annuelle de la Pâque, une partie des dignitaires religieux et des notables juifs se saisissent de l’occasion pour coordonner une action contre lui. Exploitant le plus grand nombre de griefs qu’ils

16 JESUS DANS L ART ET LA LITTERATURE 5 Date probable. Les historiens situent la mort de Jésus entre 26 et 36. 6 La Pâque (sans « s » final) est la fête juive qui commémore la constitution par Dieu du peuple de l’Alliance lors de sa libération de l’esclavage en Égypte et de son passage de la mer Rouge vers la Terre promise. Pour les chrétiens, la Pâque préfigure la fête de Pâques (avec un « s » final) où Jésus ressuscité est passé de la mort à la vie, ouvrant à toute l’humanité la voie de la Vie éternelle. peuvent lui opposer et tirant habilement profit de la complexité de la situation politique, ils vont solliciter la haute juridiction de l’occupant romain pour sévir contre lui en le présentant comme fauteur de troubles, conspirateur potentiel contre l’autorité de l’empereur de Rome. Jésus est jugé rapidement. Le procurateur Ponce Pilate, seul à disposer du droit de vie et de mort, confirme la condamnation à mort de celui qu’on lui désigne ironiquement comme prétendant être « le roi des Juifs ». À l’époque, esclaves fugitifs, soldats déserteurs, criminels non citoyens romains sont souvent condamnés à être fixés sur une croix à la vue de tous pour y mourir lentement d’asphyxie dans les plus indicibles souffrances. Ce pilori exemplaire, d’une cruauté extrême, est alors un spectacle familier même pour les Juifs. Plus d’un siècle auparavant, le grand prêtre d’Israël Alexandre Jannée y avait eu lui-même recours pour réprimer la grande révolte des pharisiens opposés à ce qu’il prenne le titre de roi de Judée, faisant mettre en croix plusieurs centaines de Juifs, ses coreligionnaires. Condamné à mort, Jésus est renié et abandonné par ses disciples, et particulièrement par les apôtres qui partageaient sa vie depuis trois ans. Terrorisés par la perspective de subir le même sort que leur Seigneur, ils sont désespérés par l’échec patent de la promesse de royaume à laquelle pourtant ils ont cru au point de tout laisser pour le suivre. Seuls sa mère, Marie, deux de ses tantes, Marie de Cléophas et Marie Salomé, sa meilleure amie, Marie-Madeleine, et celui que l’Évangile selon saint Jean nomme « le disciple que Jésus aimait » l’accompagnent jusqu’au lieu du supplice, une colline nommée Golgotha (« lieu du crâne », ou « calvaire »), située bien en évidence à l’entrée de Jérusalem. Là, vers midi, la veille de la fête de la Pâque de l’an 335, Jésus est cloué nu au bois de la croix. À 15 heures, repu de souffrances et d’humiliations, il rend l’esprit. Le soir même, sa dépouille mortelle est mise au tombeau, non sans avoir été embaumée et couverte d’un linceul selon la coutume des Juifs observée à l’époque. Ayant réussi à fuir à temps la vindicte populaire, les disciples de Jésus n’ont désormais qu’une idée en tête : se faire oublier en attendant que l’affaire se tasse. Déjà, beaucoup sont repartis vers la Galilée. Seuls se terrent encore à Jérusalem les adjoints institués du crucifié, susceptibles d’être poursuivis comme ses complices notoires. Selon les récits évangéliques, à l’aube du dimanche suivant la fête de la Pâque6, le tombeau de Jésus est retrouvé ouvert et vide par trois des femmes qui l’ont accompagné jusqu’à la mort. « Pâque » veut dire « passage » : très vite, la mort de Jésus est comprise par ses disciples comme un passage. Le tombeau est trouvé vide : ce vide ne constitue-t-il pas un espace ouvert vers une vie nouvelle, au-delà de la mort ? Le disciple que Jésus aimait, demeuré fidèle jusqu’au bout, est confronté au tombeau vide, où il n’y avait rien à voir : Il vit et il crut affirme paradoxalement l’Évangile selon saint Jean (Jn 20,8). Près du tombeau se tient aussi Marie-Madeleine. Elle croit voir un jardinier, mais quand celui-ci parle, elle reconnaît la voix de Jésus l’appelant par son prénom : « Marie ». Elle se jette à ses pieds et cherche à l’étreindre : « Noli me tangere », « Ne me touche pas » oppose Jésus à son élan vers lui : l’absence de son cadavre est ouverte sur l’infini et exprime sa présence corporelle bien réelle mais sous une autre forme, avec une autre nature, intouchable, insaisissable, inconcevable ; et pourtant bien la sienne propre, que le cœur de Marie-Madeleine a reconnue comme la présence réelle, personnelle, de l’être aimé. Le soir même et les jours suivants, d’autres disciples affirment eux aussi que Jésus « re-vivant », leur est apparu, leur a parlé et a même mangé avec eux. Mais ils témoignent aussi que le rencontrant, aucun ne l’a reconnu d’emblée. LA MORT N’EST QU’UN PASSAGE Et voici que cinquante jours après la mort de Jésus, le jour de la fête de la Pentecôte, ses apôtres ayant repris de l’assurance osent sortir au grand jour pour haranguer la foule en annonçant : « Israélites écoutez, ce Jésus que vous avez fait mourir en le clouant à une croix, Dieu l’a ressuscité, nous en sommes les témoins » (Ac 2,22-32). Ils sont bientôt arrêtés et traduits devant les mêmes autorités juives qui ont condamné Jésus à mort. Mais ils n’ont plus peur de rien. Relâchés, ils ne cesseront plus d’annoncer la résurrection de Jésus en dépit des persécutions dont ils seront l’objet. Entre cinq et trente ans 17 PROLOGUE 7 André Paul, Croire aujourd’hui dans la résurrection, Paris, Salvator, 2016. Le présent prologue est aussi redevable au livre du même auteur, Jésus Christ, la rupture. Essai sur la naissance du christianisme, Paris, Bayard, 2001. 8 Ce mot ne renvoie pas seulement à une réalité inaccessible à la connaissance humaine, mais aussi aux réalités infinies qui sont l’essentiel de l’être humain, ce vers quoi il tend, ce à quoi il est ordonné, sa raison d’être. Toute personne humaine est donc ouverte aux mystères et est elle-même un mystère. plus tard, tous mourront suppliciés sans avoir jamais varié dans leur témoignage. Ainsi, la vérité – « à croire » – de la résurrection de Jésus apparaît comme acquise dès l’origine de la prédication chrétienne. Vingt ans après (vers 55), l’apôtre Paul – un chef pharisien converti – écrit aux chrétiens de Corinthe, déjà nombreux : « Je vous ai transmis ce que j’ai moi-même reçu : que le Christ est mort et qu’il est ressuscité le troisième jour » (cf. 1 Co 15,3-4). Et il ajoute : « Si le Christ n’est pas ressuscité, notre foi est vaine » (1 Co 15,14). Fondamentalement, l’enseignement de Jésus sur le sens de la vie humaine n’est intelligible que dans la perspective d’une mort qui n’est qu’un passage vers une vie retrouvée, jaillissante à profusion dans un espace infini. Selon Jésus, chaque homme, avec son corps et tout ce qui constitue l’identité propre de sa personne, est promis, après sa mort, à des conditions de vie et d’existence infiniment augmentées, sous des formes nouvelles, inconcevables parce que divines. Pour Jésus, la mort, c’est le baptême suprême, le passage vers une renaissance. L’existence terrestre, l’enseignement et la passion de Jésus sont des données que l’historien peut prétendre parvenir à restituer en grande partie, avec plus ou moins de justesse, certes. La Résurrection, elle, ne relève pas de l’histoire, qu’elle soit scientifique ou légendaire : elle relève de la vérité de la foi, laquelle est un acte subjectif d’adhésion. «Et la foi ne serait pas la foi si l’on parvenait à “prouver” qu’elle dit juste et non qu’elle “voit” vrai. Car la foi a des yeux avant d’avoir des mots, et ses mots émanent des yeux7. » La résurrection de Jésus, et partant celle de tout être humain, voilà le défi inépuisable qui ne cesse d’interpeller quand est posée la question : «Mais qui donc était cet homme ? » Les assertions factuelles des versions définitives des quatre Évangiles tels qu’ils sont parvenus jusqu’à nous proviennent le plus souvent de rédactions primitives moins élaborées, aujourd’hui perdues. À condition que ces assertions soient corroborées par des recherches sur leur contexte historique, et que les caractéristiques littéraires des récits qui les reprennent soient correctement prises en compte, les récits évangéliques peuvent constituer des sources relativement fiables pour l’historien qui, comme nous ici, voudrait tenter de reconstituer non pas « la » vie de Jésus, mais plus humblement « une vie » de Jésus plausible. LA RAISON D’ÊTRE DE CHACUN D’ENTRE NOUS Les Évangiles ne sont donc pas des œuvres d’historiens au sens moderne du terme. Cependant, par bien des aspects, ils peuvent être apparentés à des vitæ classiques, des « biographies » selon la conception courante qu’on en avait dans l’Antiquité. Différence essentielle, toutefois : en prenant le calame pour écrire, les auteurs des ultimes versions des Évangiles ont eu à dessein d’en faire bien plus que des « biographies ». Le dessein premier des évangélistes était de révéler aux êtres humains de tous les temps et de tous les lieux l’objectif idéal de vie auquel chacun, souvent sans le savoir et parfois sans le vouloir, ne cesse d’aspirer. Un objectif qui a pour nom « béatitude », c’est-à-dire « vie de bonheur pour l’éternité ». À cette fin, leurs auteurs ont structuré les Évangiles non d’abord pour raconter la vie d’un homme célèbre, mais pour délivrer une pédagogie dramatique de la raison d’être du genre humain. Il s’agissait de susciter en chaque lecteur un dialogue intime entre, d’une part, l’« existence » soumise à tous ses aléas et à laquelle la mort mettra fin et, d’autre part, la «Vie », révélée par Jésus-Christ et en Jésus-Christ dans tout le potentiel de ses perspectives éternelles. Ainsi, les Évangiles prétendent-ils offrir à tout homme le pouvoir de s’ouvrir à la dimension infinie de son propre destin. « Voici l’homme ! » avait lancé Ponce Pilate en désignant Jésus à la foule, en tant que condamné à mort. « Voici l’homme ! » clament plastiquement dans ce livre les plus grands génies artistiques de l’humanité. La plupart étaient des croyants, aussi nous invitent-ils non seulement à admirer leur vision propre de l’homme exceptionnel que fut Jésus, mais encore à entrer à leur suite dans la contemplation desmystères8 de celui qui est à jamais, pour les chrétiens, le Ressuscité, premier né à la vie éternelle d’unemultitude de frères et de sœurs.

«Ce que nous appelons “une œuvre d’art” est le résultat d’une action dont le but fini est de provoquer chez quelqu’un des développements infinis.» Paul Valéry La Cathédrale de Chartres, détail Gaston de La Touche (1854-1913) 1899 Huile sur toile, 60 × 60 cm Beauvais, MUDO – musée de l’Oise Jesus préfiguré

20 JESUS PREFIGURE Ivan Konstantinovitch Aïvazovski (1817-1900) est un peintre russe d’origine arménienne, proche d’Aleksandr Pouchkine et de Nikolaï Gogol. Admiré par Eugène Delacroix et WilliamTurner, il eut en son temps une renommée considérable, aussi bien dans sa patrie que dans le monde entier. Paris et New York ont fait à ses expositions un véritable triomphe. Contrairement à ses contemporains peintres de marine, Johan Barthold Jongkind, Gustave Courbet ou Eugène Boudin, il ne peignait pas sur le motif mais de mémoire, en une re-création essentiellement émotionnelle de la réalité naturelle. Son âme romantique, exaltée par le mont Ararat où l’arche de Noé se serait échouée après le Déluge, le poussait à célébrer sans cesse les grands mythes de la culture arménienne. Son œuvre peut être comprise comme une profonde contemplation de l’eau dans tous ses états : source de vie illuminée par la lumière créatrice, flots de mort mêlant leurs lames aux cieux noir d’encre. Quand, en 1841, Aïvazovski peignait le tohubohu des eaux originelles à l’instant de la Création, Charles Baudelaire, lui aussi romantique contempteur du rationalisme laïcisant, écrivait en écho : Homme libre, toujours tu chériras la mer ! La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme Dans le déroulement infini de sa lame, Et ton esprit n’est pas un gouffre moins amer. (L’Homme et la mer) Et le poète d’articuler ce que le peintre donne à voir : Les houles, en roulant les images des cieux, Mêlaient d’une façon solennelle et mystique Les tout-puissants accords de leur riche musique Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux. (La Vie antérieure) Cependant, ici, empruntant leurs teintes à celles de la parousie promise à la fin des temps, les couleurs sont celles de l’aube originelle, le premier lever de la lumière sur la création de la vie. Le Chaos ou La Création Ivan Konstantinovitch Aïvazovski (1817-1900) 1841 Huile sur papier, 73 × 108 cm Venise, monastère San Lazzaro degli Armeni, musée arménien LA BIBLE ~ GN 1,1-4 Au commencement Dieu créa le ciel et la terre. La terre était informe et vide ; les ténèbres couvraient l’abîme, et l’Esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux. Dieu dit : «Que la lumière soit !» et la lumière fut. Et Dieu vit que la lumière était bonne ; et Dieu sépara la lumière et les ténèbres. D’où venons-nous ? Que sommesnous ? Où allons-nous ? Tel est le titre d’un célèbre tableau de Gauguin (cf. page 284). La Bible prétend répondre à ces trois questions en articulant toute l’histoire du monde et de la destinée de l’humanité autour d’un personnage historique nommé Jésus de Nazareth. Les croyants pensent que les auteurs qui ont mis la Bible par écrit, au long de presque un millénaire (de 800 avant à 120 après Jésus-Christ), ont été inspirés pour y insuffler une révélation divine. La plupart admettent que cette inspiration ne joue pas sur l’exactitude factuelle, mais sur le sens à donner à l’histoire humaine. La Bible commence par le livre de la Genèse, un récit de la création du monde. J. R. R. Tolkien disait que la Vérité divine y est assimilée dans l’histoire mythique et dans le symbolisme. L’origine du monde

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